Des armes et des munitions d'une valeur de 61 milliards de dollars. Voilà ce que contient le nouveau méga-paquet d'aide des États-Unis à l'Ukraine. L'Europe respire, Kiev remercie chaleureusement son allié. Mais sur le terrain, un calme mortel règne parmi les combattants qui doivent, avec cette aide stratégique, créer le miracle contre les Russes.
Blick s'est entretenu avec une demi-douzaine de commandants sur le front-est ukrainien. Selon eux, l'Ukraine perdra la guerre. «D'ici octobre, les Russes auront conquis le Donbass, puis le conflit se figera et nous devrons négocier avec Poutine», prédit Serhiy*, officier dans la 5e brigade d'assaut qui tient bon dans la ville disputée de Tchassiv Iar.
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«Les Russes vont nous obliger à charger contre vous, les Européens, en tant que partie intégrante de leur armée», déclare de son côté Ihor*, commandant d'une compagnie d'ingénieurs devant Avdijvka. Ce scénario d'horreur devient chaque jour plus probable, préviennent les combattants du front qui ont parlé à Blick sans autorisation officielle et souhaitent rester anonymes. Selon eux, leur déroute prochaine s'explique par trois raisons.
Sans hommes, les munitions ne valent rien
Même les meilleures armes ne servent à rien sans combattants capables de les utiliser. Les effectifs des brigades qui combattent sur le front, long de près de 1500 kilomètres, sont réduits à 30 ou 40% en de nombreux endroits. «La mobilisation en cours ne nous sauvera pas, lance l'officier Oleksander* de la 93e brigade de Tchassiv Iar. Ceux qui sont enrôlés et formés maintenant ne seront pas avec nous avant octobre au plus tôt. D'ici là, nous aurons perdu tout Donetsk.»
Les dirigeants ukrainiens ont reconnu le manque de combattants. À partir de la mi-mai, une nouvelle loi de mobilisation sera en vigueur en Ukraine. Tous les 3,7 millions d'hommes âgés de 18 à 59 ans qui n'ont pas encore été enrôlés devront se présenter aux autorités et seront enregistrés comme candidats potentiels. Les nouveaux passeports pour les hommes ne peuvent plus être obtenus dans les ambassades à l'étranger, mais uniquement en Ukraine. La Pologne et la Lituanie ont déjà annoncé qu'elles aideraient Kiev à rapatrier les Ukrainiens aptes au service militaire.
Les anciens détenus peuvent aussi être appelés au service militaire depuis peu. Et ceux qui se portent volontaires reçoivent un bon pour l'achat d'une voiture. Selon l'officier Oleksander, cela ne suffira pas à contrer les prétendues 300'000 nouvelles recrues russes que Vladimir Poutine veut mettre en service cet été.
La nouvelle aide arrive trop tard
Les États-Unis tentent de faire honneur à leur réputation d'«arsenal de la démocratie» – c'est ainsi que le président Franklin D. Roosevelt avait décrit son pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais la récente injection d'aide militaire ne suffira pas à faire gagner l'Ukraine. Surtout parce que l'Europe n'a pas tenu ses promesses de soutien, notamment un million de cartouches d'artillerie d'ici au printemps 2024. Rappelons que la Russie prévoit d'investir au moins 109 milliards de dollars dans son industrie de guerre pour la seule année en cours.
La pénurie de munitions sur le front a donné lieu à des situations absurdes au cours des derniers mois. Les forces armées ukrainiennes ont dû regarder les assaillants russes se ruer sur elles. «Nous n'avions rien pour répliquer», déplore Miroslav*, commandant d'une unité d'artillerie à Donetsk. Des vidéos montrent des attaques de chasseurs russes sur Tchassiv Iar. Les avions survolent les positions ukrainiennes à basse altitude, sachant que les Ukrainiens ne peuvent pas les arrêter.
Ce sont surtout les puissantes bombes planantes russes qui donnent du fil à retordre aux Ukrainiens. Pour pouvoir arrêter leur largage par l'aviation ennemie, l'Ukraine aurait besoin de meilleurs avions de combat afin de reprendre le contrôle de son espace aérien. La première livraison des avions de combat F-16 promis par les Occidentaux n'interviendra toutefois pas avant plusieurs mois.
Les experts militaires Neil Melvin, du groupe de réflexion Royal United Services Institute, ou Shashank Joshi, du journal britannique «The Economist», confirment ce que le commandant Miroslav* redoute: «Nous pouvons au maximum freiner les Russes, mais pas les vaincre.»
L'effet paralysant du «boucher»
La nomination en février d'Oleksandr Syrsky à la tête des forces armées ukrainiennes crée des tensions sur le front. La mort des milliers d'Ukrainiens qui ont défendu Bakhmout sous son commandement ont valu au militaire le surnom de «boucher».
Plusieurs officiers du front se plaignent que des brigades ont été envoyées en mission pratiquement sans munitions et avec bien trop peu d'hommes depuis la nomination d'Oleksandr Syrsky. Trois brigades qui ont protesté ont été dissoutes et réparties dans d'autres unités de combat, selon les commandants, pour des raisons parfois douteuses.
Andrej*, officier dans une unité de Tchassiv Iar, parle d'un «génocide de nos meilleurs soldats». Selon lui, la situation dans la ville, actuellement prise d'assaut par quelque 25'000 assaillants russes, est dramatique. «Nous avons l'impression d'avoir un million d'unités ici. Tout le monde fait quelque chose, mais personne ne fait ce qui serait vraiment utile. Nous nous battons comme des fourmis sauvages.»
Dans le village d'Otcheretyne près d'Avdiivka, la situation chaotique et le manque d'équipement ont conduit cette semaine des combattants de la 115e brigade à quitter leur position – sans qu'aucun ordre ne leur ait pourtant été donné. Une première dangereuse dans cette guerre.
À la lassitude de la guerre en Occident s'ajoute un nouveau problème pour le président Volodymyr Zelensky et son gouvernement: la lassitude de la guerre sur le front-est ukrainien. Et les 61 milliards de dollars américains ne suffiront pas à l'éliminer.
*Noms connus de la rédaction