Le responsable de Our World in Data
«Les statistiques Covid étaient aussi suivies que les résultats de matches»

C'est sur une table de cuisine quelque part à Paris qu'Edouard Mathieu a travaillé à perfectionner la plateforme de statistiques Covid la plus importante au monde: Our World in Data. Pour le jeune homme de 31 ans, le monde peut tirer les enseignements de cette crise.
Publié: 22.03.2022 à 06:09 heures
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Dernière mise à jour: 22.03.2022 à 11:55 heures
A 31 ans, Edouard Mathieu est responsable des données de la plateforme en ligne Our World in Data.
Photo: Vincent Boisot/Riva Press/laif
Fabienne Kinzelmann

Taux de vaccination, mortalité par pays, courbes de croissance du virus… L’année dernière, vous avez certainement jeté un œil attentif aux statistiques de la pandémie. Eh bien il se trouve que cette énorme banque de données est le fruit du travail précis et acharné d’un certain Edouard Mathieu, un consultant français de 31 ans. Blick s’est entretenu avec le jeune homme.

Commençons par une question simple: comment va le monde?
Edouard Mathieu: D’une certaine manière, le monde a toujours été dans un état critique, mais ça a commencé à aller un peu mieux depuis environ 200 ans. Certes, cela peut paraître flou car nous n’avons pas une vision globale sur une période aussi longue. Sans oublier que les choses n’évoluent pas de manière linéaire. Notons tout de même que le bien-être de la planète ne va pas de soi: nous avons tous un rôle à jouer pour que les choses s’améliorent.

La guerre en Ukraine va-t-elle aggraver la situation?
Il est difficile de dire quels seront les effets à long terme de la guerre. La pandémie a par exemple ralenti de nombreux développements positifs, comme les avancées scientifiques concernant la polio ou le paludisme. Malheureusement, tout cela a dû être mis en pause.

Sur quoi la guerre pourrait-elle avoir un impact?
Il y a trois choses qui m’inquiètent beaucoup. Premièrement, l’impact possible sur l’approvisionnement alimentaire, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Certains pays comme la Turquie ou l’Égypte achètent la plus grande partie de leur blé à la Russie et à l’Ukraine. Deuxièmement, l’impact sur la paix en Europe et ses relations géopolitiques. Même dans le cas où un cessez-le-feu et la fin de la guerre ont lieu rapidement, il est difficile d’imaginer que la Russie et l’Europe puissent retrouver rapidement des relations normales. Et troisièmement, les conséquences évidentes pour la démocratie, les droits de l’homme et le développement économique en Russie.

C'est à cette table de cuisine à Paris, qu'Edouard Mathieu a établi les statistiques les plus importantes au monde en matière de vaccination.
Photo: Vincent Boisot/Riva Press/laif

Comme pour les chiffres concernant le Covid, Our World in Data est rapidement parvenue à livrer des données sur l’Ukraine. Quels sont les chiffres les plus importants afin de comprendre ce qu’il se passe?
Il me semble que les dépenses militaires, le taux de production d’énergie, le nombre d’armes nucléaires et le nombre de réfugiés, sont des éléments centraux pour saisir la portée de la situation actuelle. Toutes ces données ont rapidement été traitées et sont mises à jour. Pour l’instant, nous sommes à l’affût de nouveaux éléments, mais il semble que les données de cette crise joueront un rôle moins important que lors de la pandémie.

D’ailleurs, en parlant de pandémie, elle vous occupe encore?
Ces dernières semaines, la situation face au Covid-19 s’est améliorée. Mais n’oublions pas que si les pays riches avancent, le taux de vaccination ne s’élève encore qu’à 1% dans certaines régions pauvres. Actuellement, les cas augmentent à nouveau dans de nombreux endroits. À Hongkong, la situation est terrible en ce moment.

Grâce à vous, nous sommes parvenus à comprendre ce qu’il se passait pendant la pandémie. Comment avez-vous fait?
J’avais rencontré les fondateurs de Our World in Data à Oxford. Je regardais passer leurs tweets indiquant qu’ils passaient leurs soirées à rassembler le nombre de cas et de décès. Je leur ai demandé si je pouvais les aider. De toute façon, nous étions au milieu du confinement. Le 1er avril 2020, j’ai commencé à établir des statistiques sur les tests Covid effectués dans le monde entier. En fait, on trouvait que cela n’avait pas beaucoup de sens de compter les cas sans avoir une idée du nombre de personnes testées.

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Vous vous attendiez à ce que cela prenne une telle ampleur?
Non, pas du tout. Je trouvais notre travail sur Covid-19 très excitant, mais à l’époque, nous étions sept ou huit personnes à nous pencher sur le sujet. Il s’agissait surtout de rassembler des données provenant des nombreuses sources disponibles et de développer des graphiques que les personnes intéressées pourraient utiliser.

Tout a changé lorsque vous avez commencé à recenser le taux de vaccination mondial fin 2020. Vous êtes le seul à le faire à ce jour, tous les chiffres officiels proviennent de vous. Même l’OMS utilise vos chiffres…
Cela me surprend toujours. Nous nous attendions à ce que d’autres, comme l’université Johns-Hopkins par exemple, fassent de même. Mais non. Jusqu’à présent, il n’y a que nous. Personnellement, ça m’a mis beaucoup de pression.

Pourquoi?
La soif d’information était énorme. Les gens vérifiaient les taux de vaccination comme on regarde les résultats de matchs. Nous avions parfois un million d’utilisateurs en un jour sur le site, car tout le monde voulait savoir où en était la situation. À noter que nous pouvions toujours nous référer à d’autres chiffres lorsque certaines choses nous semblaient erronées. Depuis, nous avons tout rassemblé et des médias du monde entier ont utilisé nos données. J’ai travaillé seul de mi-décembre 2020 à avril 2021, ici, sur cette table de cuisine. Le moindre chiffre mal inscrit ou calculé se serait retrouvé cinq minutes plus tard sur la page du «New York Times» ou du «Guardian».

D’où tirez-vous vos chiffres?
Ils viennent d’un peu partout. Par exemple, Olivier Véran, le ministre de la Santé, partageait chaque jour sur Twitter les chiffres de la vaccination en France. J’ai aussi jeté un œil sur les médias vietnamiens ou philippins et écouté des conférences de presse sur Youtube dans des langues que je ne parle même pas. J’ai passé beaucoup de temps sur Google Translate et j’avais parfois l’impression d’être un journaliste d’investigation. Nous avons tout rassemblé à la main.

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À l’époque, on vous a parfois reproché d’avoir un agenda politique.
C’était surtout le cas entre janvier et mars 2021, lorsque je faisais vraiment tout, tout seul. On mettait notre plateforme à jour quotidiennement, mais certaines personnes consultaient le site toutes les heures. On a déjà reçu des e-mails désagréables arguant que nous ne montrions pas à quel point le vaccin marchait dans certaines régions. Certains avaient des exigences vraiment élevées: ils voulaient que tout soit parfait.

Des gouvernements ont-ils essayé de vous influencer?
Oui, certains m’ont par exemple envoyé des données par e-mail. Nous ne les avons pas pris en compte. Certains pays n’ont d’ailleurs pas apprécié que nous publiions certains chiffres et pas d’autres. C’est le cas pour la population précise d’un pays, qui peut varier considérablement selon la source. Par exemple, un pays peut recenser sa population à neuf millions d’habitants, mais le chiffre peut passer à dix millions si on se réfère aux données des Nations unies, qui comptent les travailleurs immigrés sans passeport. Cela réduit le nombre de personnes vaccinées de 10%. Pour Malte, il y a officiellement 350’000 habitants, mais l’ONU en dénombre 450’000, ce qui implique un taux de vaccination à 25%. Dans ce cas, nous nous sommes exceptionnellement référés au recensement de la population. Mais normalement, nous nous référons aux données des Nations unies.

Quel est l’état des données dont vous disposez aujourd’hui?
Certains pays publient encore leurs chiffres sur Twitter et Facebook. Cela concerne surtout l’Afrique centrale. Là-bas, en cas de doute, Facebook fonctionne de manière plus fiable que les sites web gouvernementaux. Dans son état actuel, l’algorithme de Our World in Data vérifie automatiquement les sources pour 200 pays et reprend les nouveaux chiffres. Mais nous devons encore transférer manuellement les données d’une trentaine de pays. En parallèle, les chiffres sur les taux de mortalité ne sont pas disponibles dans de nombreux pays africain. Nous ne pouvons donc pas procéder à certains calculs afin de comprendre ce qu’il se passe. Et franchement, cela me met très en colère lorsque j’entends des gens dire que pratiquement personne n’est mort en Afrique. D’après nos informations, la situation sur place est sacrément grave.

Au niveau des données suisses, ça se passe comment?
Très bien. Nous travaillons actuellement sur le taux de mortalité en fonction du statut vaccinal. La Suisse possède l’un des meilleurs ensembles de données et il est disponible dans un bon format.

Ce qui m’a toujours étonné, c’est que la Suisse, contrairement à l’Allemagne, ne publie pas l’incidence, c’est-à-dire les cas moyens par rapport à la population.
C’est en fait la raison pour laquelle Our World in Data a commencé si tôt à reproduire les données sur le Covid-19. À l’époque, on ne savait pas ce que le virus aurait comme impact. Mais Max Rose et Hannah Ritchie (ndlr: les fondateurs/directeurs) ont vite compris que la majorité des gens ne comprenaient pas les données telles qu’elles étaient présentées.

Qu’avez-vous appris pendant la pandémie?
Que les gens peuvent lire et comprendre des chiffres si on les présente et les explique correctement. Si quelqu’un m’avait dit à l’époque avec quelle passion on discuterait de certaines données en apparence compliquées que ce soit dans la presse ou à la télé, j’aurais éclaté de rire. Les chiffres ont un impact concret sur les décisions politiques et ils n’ont jamais été aussi importants.

Qu’est-ce que cela signifie pour les crises futures?
La bonne ou la mauvaise compréhension d’une crise ne réside pas que dans la capacité d’analyse des gens mais bien dans la manière dont c’est expliqué. Ce n’est que lorsque l’on comprend qu’on peut trouver des solutions. Entre nous, je pense que la crise financière de 2008 aurait été rapportée, appréhendée et vécue différemment si les chiffres avaient été mieux expliqués. Les données sont très utiles pour illustrer le statu quo du monde et obtenir une image réaliste de l’évolution.

Sur quoi vous concentrez-vous en dehors de la pandémie et de la guerre en Ukraine?
Le changement climatique et les inégalités sont des thèmes qui nous intéressent beaucoup. Après tout, nous existions déjà avant le Covid.

Dans quels domaines manquons-nous de données pour comprendre le monde?
Dans le domaine de la santé et de l’éducation. Et il y a un énorme écart entre les gens dans ces sphères-là. En comparaison des hommes, les femmes reçoivent moins d’attention dans pratiquement tous les domaines de la vie. En outre, les données que la société a utilisées au cours des dernières décennies masquent parfois le monde tel qu’il est vraiment. Par exemple, lorsqu’on dit que les femmes ne travaillent pas ou travaillent moins, sans prendre le travail domestique en compte, me paraît un peu tendancieux. Si, le travail domestique était considéré comme une performance économique, cela permettrait de comprendre à quel point les femmes se démènent. C’est aussi ce qui me motive: je veux que les données soient correctes et surtout, je veux qu’elles soient utiles.

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