Le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz, la chanteuse Dalida ou l'acteur Omar Sharif ont confié leurs mains à Mme Lucie, qui dirige depuis près de sept décennies le plus ancien salon d'esthétique du Caire.
Niché dans une ruelle du centre-ville, sa vitrine passe inaperçue au milieu des cafés, boutiques de mode et fast-food, qui se sont installés au fil du temps dans le quartier de la rue Cherif.
Mais pour les connaisseurs qui franchissent le seuil de cet établissement, c'est une plongée dans l'âge d'or cosmopolite de l'Egypte. «Ici, tout est resté comme il y a 64 ans», explique fièrement à l'AFP Layla Abdel Hakim Mekhtegian, une élégante femme de 88 ans, surnommée Mme Lucie.
Elle dit avoir choisi ce prénom car elle a étudié dans une école française et que sa clientèle, issue de la bonne société égyptienne, parlait français. Sur la vitrine, «Manucure Pedicure» sont aussi écrits dans la langue de Molière.
Dans ce salon ouvert en décembre 1960, tout est resté dans son jus: des miroirs d'antan, d'anciennes tables de manucure, des vasques sur mesure et des photographies sépia de clients illustres sont là pour montrer qu'ici le temps s'est arrêté.
«Les clients nous adjurent: ''Ne changez rien», explique la propriétaire d'origine arménienne.
La manucure de Dalida
La clientèle de Madame Lucie rassemblait le gotha culturel égyptien.
«Mahfouz venait se faire couper les ongles pendant que les admirateurs attendaient dehors pour obtenir un autographe», se souvient-elle avec une étincelle dans les yeux.
«Dalida? Toujours ponctuelle.» «Ses fans venaient quand ils apprenaient qu'elle visitait le salon», ajoute-t-elle. «Omar Sharif? Il parlait peu mais il était si charmant», confie-t-elle.
Madame Lucie fait partie d'une génération d'entrepreneurs arméniens qui ont façonné une grande partie de la vie commerciale du centre-ville du Caire au milieu du XXe siècle.
À son apogée, dans les années 1950, la communauté arménienne d'Egypte comptait 45'000 personnes, jouant un rôle dynamique dans le paysage culturel et économique du pays, contribuant aux arts, au commerce et à l'artisanat.
Mais la politique de nationalisation à tous crins et le nationalisme exacerbé de l'ancien président Gamal Abdel Nasser ont poussé à l'exil la majorité d'entre eux, dans les années 1960. Il ne reste aujourd'hui qu'une poignée, vieillissante, de représentants de cette communauté.
Enraciné dans la tradition
Mme Lucie a appris adolescente son métier sous la direction de Marie, son mentor chez Bata, le grand magasin du Caire aujourd'hui disparu.
Avec son mari, Jimmy, et l'aide d'un investisseur, elle a transformé en salon pittoresque une ancienne imprimerie. Au crépuscule de sa vie, Madame Lucie refuse d'adopter des traitements modernes comme l'acrylique ou le gel.
Elle et son équipe de cinq personnes, tous septuagénaires, restent fidèle aux techniques traditionnelles perfectionnées au fil des années, en utilisant du vernis à ongles standard et des dissolvants à base d'acétone.
De quoi entretenir la nostalgie des clients. «Son côté immuable me tranquillise», assure Sabry Ghoneim, journaliste de 89 ans et fidèle du salon depuis plus de 40 ans.
«Chaque année, je mets à jour le panneau extérieur pour indiquer depuis combien de temps nous sommes ici. En décembre, il indiquera 65 ans», confie fièrement Mme Lucie.