Le président tunisien, Kaïs Saïed, a congédié son Premier ministre vendredi à l'aube, moins de huit mois après l'avoir nommé, procédant à son quatrième limogeage d'un chef de gouvernement depuis son coup de force il y a quatre ans.
Pour remplacer Kamel Madouri, le président a choisi la ministre de l'Equipement, Sarra Zaafrani Zenzri, ingénieure en génie civil de formation, au moment où le pays traverse de graves difficultés socio-économiques et est critiqué par l'ONU pour l'emprisonnement d'opposants.
Aucune explication
Aucune explication n'a été fournie au départ de Kamel Madouri. Comme de coutume, la présidence a annoncé son limogeage dans un communiqué laconique sur Facebook. Kaïs Saïed a demandé à Sarra Zaafrani Zenzri de mieux coordonner «le travail gouvernemental» et de surmonter «les obstacles pour réaliser les attentes du peuple tunisien».
Le président avait laissé transparaître son mécontentement quant à l'action gouvernementale ces dernières semaines. «Il est temps que tout dirigeant soit entièrement tenu pour responsable (ndlr: de ses actes), quel que soit son poste», a-t-il lancé, entouré de ministres et responsables sécuritaires, dans une autre vidéo publiée juste avant l'annonce du limogeage.
De nombreux boucs émissaires
Il a par ailleurs jugé suspects une vague récente de mouvements sociaux et d'immolations par le feu. «Tout cela a coïncidé avec le début du procès des accusés dans l'affaire du complot contre la sûreté de l'Etat», a-t-il lancé. «Pas besoin d'en dire plus», a-t-il lâché. Des dizaines de personnes comprenant les plus grands noms de l'opposition en Tunisie sont jugées dans le cadre de ce procès qui a débuté le 4 mars, dénoncé comme «politique» par les militants des droits humains.
Pour l'analyste Hatem Nafti, «la politique du président Kaïs Saïed repose sur le duo 'théorie du complot – bouc émissaire'» car il est «incapable d'améliorer la situation socio-économique». Il «multiplie les thèses conspirationnistes – et donc les boucs émissaires – pour justifier ses échecs», selon l'essayiste.
De multiples remaniements
Depuis le coup de force de Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, que ses opposants qualifient de «coup d'Etat», ONG tunisiennes et étrangères déplorent une régression des droits et libertés dans le pays berceau du Printemps arabe. Kaïs Saïed a d'abord limogé son Premier ministre et gelé le Parlement puis révisé la Constitution pour réinstaurer un régime ultra-présidentiel où il dispose de facto de tous les pouvoirs.
En août 2024, il avait procédé à un vaste remaniement du gouvernement et nommé à sa tête Kamel Madouri, un haut fonctionnaire spécialiste des affaires sociales. Il avait aussi changé 19 ministres, justifiant sa décision par des impératifs de «sûreté nationale». Début février, il a sèchement renvoyé, en pleine nuit, sa ministre des Finances, la remplaçant par une magistrate.
Pour le politologue Hamadi Redissi, «à chaque fois, le chef de l'Etat choisit comme Premier ministre un haut fonctionnaire apolitique et sans relief pour une courte période». En cela il se distingue de l'autocrate Ben Ali qui préférait choisir «un économiste chevronné ou un grand commis d'Etat, jouant les seconds rôles pour ne pas faire de l'ombre au chef de l'Etat, mais nommé pour une longue période, la stabilité étant le gage du progrès économique».
Profonde crise économique
Sarra Zaafrani Zenzri, 62 ans, devient la deuxième femme à diriger le gouvernement en Tunisie après Najla Bouden, Première ministre d'octobre 2021 à août 2023. Najla Bouden avait été limogée dans une période de pénuries en particulier de pain dans les boulangeries subventionnées, et remplacée par un ancien cadre de la Banque centrale, Ahmed Hachani, lui-même substitué l'été dernier.
Jusqu'à sa nomination comme ministre de l'Equipement en 2021, Sarra Zaafrani Zenzri a dirigé, au sein du même ministère, la division chargée de la construction des autoroutes, où elle négociait notamment avec les bailleurs de fonds. Kaïs Saïed a été réélu le 6 octobre 2024 à une écrasante majorité des voix (plus de 90%) dans un scrutin toutefois marqué par une très faible participation de moins de 30%.
La Tunisie traverse une profonde crise économique, avec une croissance poussive de 0,4% en 2024, un taux de chômage de 16% et une dette équivalent à environ 80% de son Produit intérieur brut (PIB). Très proche de l'Algérie voisine, qui soutient la Tunisie par des crédits et des envois d'hydrocarbures à prix d'ami, Kaïs Saïed a rompu il y a plus d'un an des négociations entamées avec le Fonds monétaire international (FMI) qui avait proposé un prêt de 2 milliards de dollars en échange d'une série de réformes, notamment dans les subventions étatiques aux produits énergétiques.