Il faut lire «Négocier avec le diable» (Ed. Textuel). Dans ce petit livre vigoureux et courageux, consacré au travail de médiation qu’il mène depuis plusieurs années au sein d’institutions comme le Centre pour le dialogue humanitaire de Genève, Pierre Hazan démontre que l’impossible reste possible. Non, négocier n’est pas une défaite. Mais une négociation ne peut pas s’engager sur des bases floues. Elle ne peut pas remplacer un combat que les forces en présence n'estiment pas encore achevé. La force du propos de l’ancien journaliste, familier des terrains de guerre, est qu’il décrypte les conditions d’une négociation réussie envers et contre tout. Avec qui négocier? Comment éviter de tomber dans le piège de la «diabolisation», selon lui à l’œuvre dans l’actuel conflit en Ukraine?
Pierre Hazan, spécialiste de la justice transitionnelle, ne prétend pas, avec son ouvrage, donner des recettes prêtes à l’emploi. Il justifie une démarche: celle d’éclaireur et de faiseur de paix. Une démarche qui, parfois, impose au conseiller ou au négociateur de se mettre dans la peau de l’autre honni et détesté. Salutaire. Sans illusion toutefois, car la paix ne remplacera jamais la guerre et ce qu’elle apporte de pouvoir, de puissance et de satisfaction individuelle, nationale ou impériale. A lire avec précaution. Pour garder espoir.
Pierre Hazan, négocier avec le diable, c’est une formule qu’il va bien falloir accepter à propos de l’Ukraine?
La négociation se fait entre les parties en conflit, donc entre l’Ukraine et la Russie. C’est à elles de décider le moment propice pour entamer un processus de paix. A l’évidence, nous en sommes très loin. Chaque camp estime encore que les armes finiront par lui donner raison. Le sang va continuer à couler, jusqu’au jour où Russes et Ukrainiens estimeront qu’ils ont davantage à gagner par une négociation que sur le champ de bataille. En attendant, chacun diabolise son adversaire. Vladimir Poutine a justifié l’agression russe sur le prétexte absurde qu’un génocide était en train d’être commis contre les russophones ukrainiens par un gouvernement de néonazis à Kiev. De son côté, en réponse à l’annexion russe de quatre régions ukrainiennes, le président Zelensky a signé un décret début octobre affirmant «impossible» de négocier avec Vladimir Poutine tant que celui-ci restera au pouvoir, le dénonçant comme un criminel de guerre et un terroriste. Ceci dit, nous assistons quand même – il faut l’espérer – à un dialogue minimal entre la Russie et les Occidentaux pour éviter le pire. Les ministres de la Défense ont recommencé à se parler. Cela rappelle la Guerre froide, lorsque Moscou et Washington avaient établi un téléphone rouge pour limiter tout risque de malentendu, et partant, de guerre nucléaire.
Le propre d’un interlocuteur diabolique n’est-il pas, justement, d’être bien meilleur dans les négociations? Ne part-on pas toujours, face à ce type d’interlocuteur, en position de faiblesse?
En politique, le diable est celui que l’on désigne comme tel. Le processus de déshumanisation est intrinsèque à la guerre, et la propagande joue un rôle clef pour cela. S’agissant du conflit entre la Russie et l’Ukraine, ce qui frappe, c’est le mépris assumé des forces russes à l’égard des Conventions de Genève et, de manière plus générale, du droit international humanitaire. Ceci est factuel, incontestable et il faut le dire. La destruction de Marioupol évoque la destruction d’Alep et avant cela, celle de Grozny, avec une totale indifférence – si ce n’est pas pire – pour les souffrances des populations civiles.
Les mots ont leur importance. Pour sortir du conflit en Ukraine aujourd’hui, doit-on parler de négociation ou de transaction?
Nous avons déjà assisté à trois médiations sur le conflit russo-ukrainien. Il y a eu plusieurs échanges de prisonniers grâce à l’intervention de la Turquie, et de manière inattendue, de l’Arabie saoudite. Il y a eu la médiation turco-onusienne sur l’exportation des céréales russes et ukrainiennes, accord qui arrive à échéance le 19 novembre prochain et dont on peut espérer qu’il sera prolongé. Enfin, une troisième médiation a permis l’envoi d’experts de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) à la centrale nucléaire de Zaporijia. Ces trois médiations ont donc touché des questions humanitaires et sectorielles. Elles ne constituent pas l’amorce d’un processus de paix. Ce sont des accords purement transactionnels. Donc pour le moment, seules les transactions fonctionnent. Nous n’en sommes pas aux négociations.
Quand le «diable» est une puissance nucléaire comme la Russie, est-ce que la possibilité même de négociation tient encore la route?
Il y a une triste ironie qui fait que la situation actuelle est en partie due au fait que l’Ukraine, au moment de son indépendance, a renoncé, pour garantir celle-ci, aux armes nucléaires qui se trouvaient sur son territoire, héritage de l’Union soviétique. La vérité est que, même si cela paraît impensable, nul ne peut écarter désormais le risque d’escalade, y compris par l’utilisation d’armes nucléaires tactiques. Les paramètres d’une négociation possible, alors, n’auront plus rien à voir. Les responsables et les médias russes ont à maintes reprises menacé les pays occidentaux de frappes nucléaires, rappelant que leurs missiles hypersoniques du nom évocateur de «Satan 2» pourraient pulvériser Paris en 200 secondes et Londres, deux secondes plus tard. L’OTAN a répondu qu’elle réagirait de manière «dévastatrice». Espérons qu’on en reste à des menaces uniquement verbales.
A lire: «Négocier avec le diable. La médiation dans les conflits armés», de Pierre Hazan (Ed. Textuel)