Madame Casey, vous êtes aveugle, mais vous ne l’avez appris qu’à l’âge de 17 ans. Comment est-ce possible?
Je suis née avec de l’albinisme oculaire. C’est une maladie qui affecte les yeux. Je ne vois qu’à 30 centimètres. Mais mes parents voulaient que je grandisse sans être affublée de l'étiquette d’handicapée. Ils m’ont donc mis des lunettes et m’ont envoyé dans une école normale.
Cela semble remarquable.
Vous seriez surpris du nombre de personnes vivant avec des limitations non diagnostiquées. Le caractère humain est très adaptable. Quand j’étais enfant, si je ne voyais pas les obstacles, si je me cognais contre les murs ou si je tombais par terre, mon père me disait: «Trouve une solution.»
Comment avez-vous réalisé l'ampleur de votre handicap?
Le jour de mes 17 ans, j’ai pris une leçon de conduite. C’est là que j’ai réalisé qu’il m’était impossible de conduire une voiture. Je n’aurais même pas pu m’asseoir sur un vélo!
Comment avez-vous réagi?
Je ne voulais rien savoir. Je voulais faire la fête et ensuite étudier. J’ai donc caché mon handicap. Je n’en ai parlé à personne, j’ai fait des études et suis devenue manager chez Accenture, une entreprise de conseil. Mais ce déni de soi est très fatigant. Un jour, j'ai décidé de quitter mon travail pour me consacrer à l’inclusion des personnes handicapées.
Qu’en est-il aujourd’hui au niveau de l'inclusion des personnes en situation de handicap?
L’exclusion des personnes en situation de handicap est une crise aux proportions pandémiques. Elle touche 1,3 milliard de personnes. Ces dernières ont 50% de chances en moins de trouver un emploi et 50% de risques en plus de vivre dans la pauvreté. De plus, 98% des enfants handicapés ne voient jamais une salle de classe de leur vie.
Il y a trois ans, vous avez lancé le projet «The Valuable 500». Vous vouliez amener 500 grandes entreprises à s’engager sur des objectifs concrets d’intégration des personnes handicapées dans le monde du travail. Et vous aviez décidé d'utiliser le World Economic Forum 2019 à Davos comme plateforme pour votre appel.
Que cela nous plaise ou non, le WEF est l’un des plus grands rassemblements de pouvoir au monde. Et je voulais porter l’inclusion des personnes en situation de handicap de manière directe dans les sphères dirigeantes des entreprises.
Vous avez eu du succès. Cette année, vous avez présenté les Valuable 500 au WEF. De Coca-Cola à Microsoft, 500 entreprises internationales employant au total près de 22 millions de personnes se sont engagées à promouvoir l’inclusion. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement?
Ces entreprises travaillent sur trois volets: premièrement, elles recherchent des talents avec un handicap afin de les embaucher; deuxièmement, elles s’occupent de visibiliser la question de l'inclusion des personnes handicapées dans le monde du travail; et troisièmement, elles garantissent de la transparence en matière de données. Fin 2025, elles publieront les résultats de leurs actions dans leur rapport annuel respectif.
Certaines d’entre elles le font déjà aujourd’hui?
Oui, 22% des entreprises le font déjà. Mais souvent les informations ne sont pas suffisamment précises, car il n'existe pas de normes. C’est pourquoi nous leur donnons cinq critères à inclure dans leurs rapports: Combien d’employés ont un handicap? Quels sont les objectifs de l’entreprise en matière d’inclusion et combien d’argent y consacre-t-elle? Existe-t-il des programmes de formation pour les employés handicapés? Ce groupe a-t-il une représentation au sein de l’entreprise? Les efforts d’intégration sont-ils visibles en ligne?
Pourquoi les entreprises ne se posent-elles pas ces questions par elles-mêmes depuis longtemps?
Parce qu’elles ne reconnaissent pas l’urgence de la situation. Nous parlons de 1,3 milliard de personnes. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement des employés potentiels, mais aussi des consommateurs. Qui diable renonce volontairement à un milliard de clients?
Les entreprises Valuable 500 ont toutes plus de 1000 employés. Pourquoi?
Les petites et moyennes entreprises sont beaucoup plus avancées en matière d’intégration des personnes handicapées. Elles sont plus familiales et identifient plus rapidement et plus clairement les besoins de leurs collaborateurs. Dans les grands groupes, la situation est très différente. De plus, il y a 163 millions d’entreprises dans le monde. Nous ne pouvons pas les atteindre toutes en même temps. C’est pourquoi nous commençons par ces 500 grands acteurs. Ils ont la force de frappe nécessaire pour établir de nouvelles normes.
Des entreprises suisses en font également partie. Quel rôle jouent-elles?
Un rôle décisif, car elles disposent d’un grand rayonnement international. Il y a Nestlé, Roche, Credit Suisse, UBS, Generali et Logitech, pour n’en citer que quelques-unes. Les entreprises suisses reflètent également la composition des Valuable 500: on y trouve des acteurs de tous les secteurs, parmi lesquels Apple, Lidl, Michelin et Sony.
Comment faites-vous pour éviter que ces entreprises n’utilisent votre projet que pour redorer leur propre image?
Les CEO des Valuable 500 ont dû signer personnellement l’accord. Il en va donc aussi de leur réputation individuelle. Ils déclarent comment ils abordent la question et rendent compte de leurs activités. Vous trouverez tout cela sur notre site Internet.
Cela suffit-il?
Comme tout cela est public, les employés de ces entreprises peuvent mettre leurs patrons face à leurs responsabilités. Les médias peuvent s'assurer que les patrons des entreprises respectent leur engagement et donc leurs obligations. Et nous les contrôlons bien entendu aussi. Fin 2025, nous présenterons toutes les données à Tokyo. Ce sera le plus grand événement de reddition de comptes au monde.
Il y a 20 ans, vous avez traversé l’Inde à dos d’éléphant et récolté 250'000 livres sterling pour l’organisation nationale des aveugles d’Irlande. Comment financez-vous aujourd’hui vos activités?
Mon mari et moi avons pris trois hypothèques sur notre maison et notre équipe a travaillé gratuitement. Maintenant, nous recevons l'aide d’une grande organisation de soutien. Nous sommes totalement indépendants des acteurs que nous contrôlons.