Ignazio Cassis sur l'Ukraine
«J'ai demandé à Zelensky: 'Comment vas-tu? Es-tu blessé?'»

Le président de la Confédération et chef du DFAE Ignazio Cassis est l'invité de Blick pour un grand entretien. Il reconnaît que le Conseil fédéral a mal communiqué au sujet des sanctions envers la Russie et explique pourquoi l'Europe ne s'attendait pas à la guerre.
Publié: 06.03.2022 à 06:00 heures
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Dernière mise à jour: 06.03.2022 à 10:08 heures
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Au début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, la décision du Conseil fédéral concernant les sanctions n'était pas claire.
Photo: keystone-sda.ch
Interview: Camilla Alabor et Simon Marti

Monsieur le président de la Confédération, lorsque la Russie a envahi l'Ukraine le 24 février, le Conseil fédéral a tout d'abord décidé de ne pas reprendre les sanctions prononcées par l'Union européenne (UE). Il a ensuite changé d'avis. Pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas pu prendre cette décision dès le début?
Ignazio Cassis:
En réalité, le Conseil fédéral a rarement pris une décision de cette importance aussi rapidement. Le matin du déclenchement de la guerre, j'ai convoqué à huit heures une séance extraordinaire, qui s'est tenue trois heures plus tard. À cette occasion, le Conseil fédéral a décidé de condamner avec la plus grande fermeté cette violation du droit international. Il était important que la Suisse ne soit pas perçue comme une profiteuse de guerre.

Mais la Suisse ne voulait initialement pas reprendre les sanctions de l'UE...
Nous avons décidé jeudi de renforcer les mesures existantes. La question de savoir comment cela se ferait restait ouverte. Le Conseil fédéral devait trouver un moyen d'aller aussi loin que possible sans violer la neutralité suisse et en laissant la plus grande marge de manœuvre possible à la diplomatie.

Vous avez dit que le Conseil fédéral voulait éviter que la Suisse apparaisse comme une profiteuse de guerre. C'est pourtant l'impression qui s'est dégagée de la décision de jeudi.
Jeudi, le Conseil fédéral n'a pas réussi à faire comprendre ses décisions sur les sanctions de manière intelligibles. Mais vous avez raison: on est toujours plus intelligent après coup.

Vous dites qu'il était déjà clair jeudi que les sanctions seraient réexaminées. Selon nos informations, il n'était pas prévu que le Conseil fédéral fasse un revirement complet et reprenne entièrement les sanctions de l'UE.
Encore une fois. Sept heures après le début de la guerre, nous nous sommes réunis. Un jour plus tard, le Conseil fédéral a de nouveau pris position sur l'Ukraine en marge d'une conférence de presse sur l'Europe. Les ordres avaient alors déjà été donnés, la clarification approfondie a eu lieu pendant le week-end.

N'est-ce pas plutôt la pression des manifestants, des partis et des pays occidentaux qui a poussé le Conseil fédéral à finalement adopter les sanctions?
Le Conseil fédéral aurait aussi été critiqué s'il avait pris une décision aussi difficile à la légère.

L'impression qui demeure est que le Conseil fédéral n'était pas conscient de la portée des événements.
Désolé, mais pour dire cela, vous n'avez pas lu ma déclaration présidentielle.

Mais si.
J'y ai dit: «La Suisse condamne fermement les actions de la Russie.» La Suisse ne condamne pas «dans les termes les plus forts» une grande puissance sans savoir ce que cela pourrait signifier. La mise en œuvre des sanctions nécessitait toutefois des éclaircissements fondés.

Le Conseil fédéral ne jugeait donc pas envisageable que Vladimir Poutine puisse déclencher cette guerre. Sinon, ces clarifications auraient dû être à portée de main quelque part dans un tiroir...
La plupart des pays européens considéraient l'invasion militaire de l'Ukraine comme une option improbable. Les Américains ont été les seuls à mettre en garde contre une guerre. Ils ont d'ailleurs été critiqués pour cela. Leur mise en garde a été en partie assimilée à de la propagande.

Il y a deux ans, personne ou presque ne croyait aux dangers d'une pandémie, et voilà qu'un dictateur qui squatte le Kremlin depuis plus de 20 ans nous prend à contre-pied. Cela ne joue pas en notre faveur.
C'est toute l'Europe est partie du mauvais pied. Nous avons cru pendant 77 ans que les guerres entre États, c'était fini. Puis l'UE a été créée, l'ONU a été créée. Cela a rendu d'autant plus improbable l'idée d'une guerre en Europe.

Vous avez parlé avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Que dit-on à un chef d'Etat qui est assiégé dans sa capitale?
Nous nous étions en effet rencontrés plusieurs fois, nous nous connaissions déjà. Je lui ai demandé: «Comment vas-tu? Es-tu blessé?»

Quelle impression vous a-t-il faite?
Il était profondément affecté, mais prêt à se battre.

De l'autre côté, il y a Vladimir Poutine, qui mène une guerre d'agression. Son armée tue des civils, détruit des infrastructures. Le président russe est-il un criminel de guerre?
Ce sera aux tribunaux d'en décider. La Cour pénale internationale s'occupe de ce genre de cas. La Suisse soutient des initiatives qui rassemblent des preuves à cet effet.

Comment peut-on inciter la Russie à mettre fin à la guerre? Les États-Unis et l'UE ont laissé entendre qu'ils allaient bloquer de manière ciblée les avoirs des oligarques. La Suisse suit-elle ce mouvement?
De nombreux oligarques figurent sur la liste des sanctions prononcées par l'UE. Ceux-ci sont désormais directement concernés et ne peuvent plus disposer de leur argent en Suisse.

De quelles sommes parle-t-on?
Nous ne disposons pas de ces informations. Ce que nous savons, c'est qu'un nombre assez important de ces oligarques vit en Suisse. Nous avons non seulement repris la liste des sanctions de l'UE, mais aussi imposé des interdictions d'entrée à cinq personnes supplémentaires. Avec l'ensemble du monde occidental, nous sommes prêts à faire pression sur l'entourage du président Vladimir Poutine pour qu'il se rende compte que la guerre a un prix. En même temps, nous devons faire attention à ne pas stigmatiser les citoyens russes uniquement en raison de leur nationalité. Nombre d'entre eux ne veulent pas non plus de cette guerre.

Notre pays est une plaque tournante importante pour le commerce des matières premières russes. Pourquoi la Suisse n'y met-elle pas un terme?
Parce que l'UE n'a pas non plus sanctionné le marché des matières premières. Il n'y a pas de blocus commercial total.

Mais ne faudrait-il pas s'y attaquer précisément si l'on veut toucher la Russie?
Seule l'UE peut expliquer pourquoi elle ne l'a pas fait jusqu'à présent. Je suppose qu'il y a plusieurs raisons à cela. L'une d'entre elles est certainement que l'on ne veut pas que les gens se retrouvent dans des maisons sans chauffage. Les États ont aussi une responsabilité envers leur population. C'est pourquoi le gaz continue de passer par le gazoduc Nord Stream 1, aujourd'hui comme il y a deux semaines.

La Suisse a longtemps misé sur une politique économique très offensive vis-à-vis de la Chine, mais aussi de la Russie. Moscou a déclenché une guerre en Europe et Pékin se montre de plus en plus entreprenant. Est-il temps de faire volte-face?
Les relations avec la Chine sont plus difficiles qu'elles ne l'ont été. Mais nous avons traditionnellement une politique de relations ouvertes avec tous les États. En ce qui concerne la Russie, tous les pays d'Europe sont dans la même situation. Après cette guerre, rien ne sera plus comme avant. Nous devrons repenser l'architecture même de la sécurité en Europe. J'espère que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, l'OSCE, continuera à servir d'instrument à cet effet. Nous nous y engageons. J'ai moi-même présenté un plan d'action dans ce sens en janvier à Vienne. Il y a aussi de nouvelles questions, comme celle du commerce des matières premières et des relations avec les États autocratiques.

À ce propos: comment la Russie a-t-elle réagi à la reprise des sanctions de l'UE par la Suisse?
Jusqu'à présent, elle s'est montré très réservée. La seule réaction a été la fermeture de l'espace aérien russe aux avions suisses, après que nous leur avons fermé le nôtre. Bien entendu, nous ne savons pas ce que la Russie décidera demain. Nos représentants à Moscou sont en contact avec le ministère russe des Affaires étrangères et les discussions se poursuivent.

(Adaptation par Louise Maksimovic)

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