Haut-Commissaire pour les réfugiés, Filippo Grandi est «frustré»
«Les politiciens sont incapables de trouver des solutions»

La guerre en Ukraine pousse des millions de personnes à fuir. Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Filippo Grandi appelle les États à ne pas oublier les autres conflits et à faire preuve de bonne volonté pour trouver des solutions. Interview.
Publié: 12.07.2022 à 06:06 heures
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Dernière mise à jour: 12.07.2022 à 08:23 heures
«Pour maintenir tous nos programmes d'aide, nous aurions besoin de deux fois plus d'argent: nous devons parer au plus urgent, au plus vital», déplore Filippo Grandi.
Photo: AFP
Dominik Mate

Filippo Grandi, c’est une première: le seuil des 100 millions de personnes déplacées dans le monde a été franchi. Leur nombre a plus que doublé au cours des dix dernières années. Ça doit vous frustrer…
Cela rend mon travail épuisant. Mais ma frustration vient surtout du fait que les politiques peinent à trouver des issues aux conflits et aux crises politiques. Ce grand nombre de réfugiés est le résultat de leur incapacité à trouver des solutions.

Sans oublier que, depuis des années, les ressources financières du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) ne suffisent pas à couvrir les besoins réels constatés sur le terrain.
Oui, pour maintenir tous nos programmes d’aide, nous aurions besoin de deux fois plus d’argent. Nous devons parer au plus urgent, au plus vital, faire des choix difficiles. Par exemple, l’éducation est un droit fondamental et est aussi importante que l’accès à la nourriture ou l’eau. Si vous n’avez le budget que pour deux de ces éléments et pas pour le troisième, vous supprimez quoi? Chaque année, c’est pire.

Vous attendez-vous à une baisse du nombre de réfugiées et réfugiés?
Attendons de voir comment le conflit en Ukraine va évoluer. Je m’explique: si une solution est trouvée, j’espère que cela encouragera tous les États à trouver des réponses à d’autres conflits. Tout cela est difficile à prédire. Et, à ce stade, la communauté internationale est très divisée. Les grandes puissances ne discutent pas ensemble. Elles sont même en concurrence les unes avec les autres. Or si tous les pays ne se mobilisent pas, il sera impossible de trouver des solutions et le nombre de réfugiés continuera d’augmenter.

Après près de cinq mois de guerre en Ukraine, constatez-vous une baisse de la solidarité au sein des pays européens?
Non, et je ne vois pas non plus de signes de lassitude. J’étais en Pologne durant la première semaine de l’invasion russe: la solidarité était extraordinaire! Et récemment, j’étais en République tchèque: la solidarité était la même. Il faut toutefois être prudent et veiller à ce que ces réfugiés aient réellement accès à tous les services étatiques et, si possible, à un emploi. Au HCR, nous espérons que la même générosité s’appliquera à d’autres, et pas seulement aux Ukrainiennes et Ukrainiens.

«L'aide à l'Ukraine est bien financée, mais il y a moins d'argent que l'an dernier pour Afrique ou le Proche-Orient», avertit Filippo Grandi.
Photo: JEAN-GUY PYTHON

En 2015 et 2016, lors des dernières grandes vagues de migration forcée, de nombreux pays n’avaient pas voulu accueillir un nombre important de personnes en fuite. À l’époque, c’était surtout des Syriennes et des Syriens. Y a-t-il du racisme là derrière?
En 2015, au début, la solidarité était grande. Je me souviens par exemple de l’accueil chaleureux réservé aux réfugiées et réfugiés dans les gares. C’est ensuite que les choses se sont gâtées. Des politiciennes et des politiciens sans aucun sens des responsabilités ont commencé à dire, dans le seul but de gagner des voix: «Ces gens sont en fait une menace, ils viennent ici pour voler vos emplois, ils mettent nos valeurs en danger et provoquent de l’insécurité.» Ce discours s’est très vite imposé et l’opinion publique a changé de camp. Dans le cadre de la crise ukrainienne, c’est plus difficile pour ces politiciennes et politiciens d’émettre des critiques et de présenter les Ukrainiennes et les Ukrainiens de manière négative. Peut-être parce que les populations européennes s’en sentent proches. Ceci dit, il est important que les politiciennes et politiciens fassent passer un message: toutes les personnes déplacées méritent attention et soutien.

Craignez-vous que d’autres conflits et leurs victimes ne tombent dans l’oubli à cause de la guerre en Ukraine?
Oui. Il suffit de jeter un œil à nos comptes pour le constater. L’aide à l’Ukraine est bien financée, mais il y a moins d’argent que l’an dernier pour Afrique ou le Proche-Orient. Nous avons demandé à nos sponsors de ne pas oublier les autres conflits.

Concrètement, que fait le HCR pour venir en aide aux réfugiées et réfugiés en provenance d’Ukraine? Et sur place?
Deux choses. Le HCR est d’abord présent dans tous les pays qui viennent en aide aux réfugiées et réfugiés en provenance d’Ukraine. Surtout dans les pays voisins, comme la Moldavie ou la Pologne. Là-bas, nous aidons les gouvernements à les accueillir, à les enregistrer. Nous avons aussi mis en place un programme d’aide pour les plus pauvres et les plus vulnérables, comme les femmes et les mineurs non accompagnés. Et puis, en Ukraine, 250 de nos collaboratrices et collaborateurs viennent en aide aux 6,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur des frontières.

Essayons de terminer sur une note positive. Y a-t-il un succès du HCR que vous voulez nous raconter?
Il y a deux semaines, je me suis rendu en Côte d'Ivoire, à l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés. Nous avons pu annoncer publiquement la fin d’une crise qui faisait suite à la guerre civile: parmi les 350’000 personnes qui avaient été déplacées par le conflit, presque toutes sont revenues au pays. C’est aussi fantastique que rare. Cet exemple démontre qu’un mélange de bonne volonté, de travail bien fait et de soutien des gouvernements peut vraiment faire la différence.

(Adaptation par Amit Juillard)

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