Peu nombreux sont les artistes capables de provoquer une onde d’excitation semblable à celle qui, vendredi dernier en fin de journée, a parcouru l’échine de centaines de milliers de personnes à travers le monde. La nouvelle s’est répandue à la vitesse d’un flow d’Eminem à la grande époque: Kendrick Lamar, le roi du rap américain, venait de sortir un nouvel album.
Deux ans après un double opus très remarqué, «Mr. Morale & the big steppers», «GNX» est un bébé plus modeste par la taille (12 morceaux, 44 minutes, le plus court de sa carrière) mais pas l’ambition. Acclamé par une grande partie de la presse musicale américaine, qui y retrouve la quintessence du style du rappeur, l’album obtient la note de 86/100 sur le site Metacritic.
Deux plaintes déposées
Il n’a pas fallu 72 heures pour qu’une autre raison d’entendre parler de Kendrick Lamar surgisse dans l’actualité. Et cette fois, la petite musique était nettement moins agréable. Lundi et mardi, le rappeur canadien Drake, avec lequel Kendrick Lamar entretient savamment une inimitié qui a fait les choux gras de la presse toute l’année, a annoncé avoir déposé deux plaintes.
Pas contre son concurrent directement mais contre Universal Music Group (UMG), la maison de disques qui les emploie tous les deux. Drake l’accuse en effet d’avoir favorisé son rival en gonflant artificiellement ses écoutes, ainsi que de diffamation pour avoir accepté de distribuer une chanson de Kendrick Lamar dans laquelle ce dernier l’accuse de pédocriminalité.
Ces passes d’armes sont courantes dans le milieu du rap. Les «diss tracks», ces morceaux dans lesquels on insulte joyeusement ses concurrents avec des rimes plus ou moins bien senties, sont même devenues un genre en soi. Concernant Kendrick Lamar cependant, on ne peut s’empêcher d’y voir un paradoxe. Car depuis qu’il a déboulé en 2011 avec son premier album, «Section.80», l’enfant de Compton n’a cessé d’occuper une place singulière dans son milieu. Celle du «Bob Dylan noir» – la comparaison est signée Pharell Williams – de l’intello de la profession et, plus encore que d’un rappeur hors pair, d’une véritable figure de proue quasi spirituelle. Qui voulait, voire devrait, se tenir loin des dérives de stars milliardaires.
Le gentil garçon venu d’une ville folle
Pour comprendre, il faut revenir là où tout a commencé: à Compton donc, cette ville défavorisée du comté de Los Angeles qui se trouve aussi être une véritable pépinière d’artistes afro-américains (Dr. Dre et les membres du groupe N.W.A y sont nés). C’est là que le jeune Kendrick Lamar, aîné d’une fratrie de quatre, a grandi et vu son premier meurtre à l’âge de cinq ans.
C’est aussi là qu’il a assisté, à huit ans, au tournage du clip de «California Love» avec Tupac et Dr. Dre. Entre la violence et la musique, son cœur balance un peu au départ. Ses parents se chargent de le rattraper par le col quand la tentation des mauvaises fréquentations se fait trop forte. Ils savent de quoi ils parlent: le père a déménagé à Compton parce que sa tête était mise à prix par un gang à Chicago.
Le rappeur a raconté cette jeunesse dans son deuxième album au titre éloquent, construit comme un voyage chronologique et autobiographique, «Good kid, maad city»: il est le gentil garçon rescapé d’une ville sans perspective. «On n’était entouré que par cette culture de la violence, les gangs, les fusillades, les accros au crack, les HLM au bout de la rue», racontait-il à l’époque à «Paris Match». On est en 2012 et Kendrick Lamar affirme son style pointu: musique qui emprunte beaucoup au jazz, écriture introspective (le fameux «rap conscient», qui ne parle pas que de grosses voitures et de jolies filles).
C’est un carton, produit par son idole de toujours, Dr. Dre. Déjà, le rappeur occupe une place à part dans son milieu, cultive la discrétion et la poésie. Même les universitaires s’en emparent, notamment Adam Diehl, professeur de littérature anglaise à l’université Georgia Regents, en Géorgie, qui lui consacre un cours et le justifie ainsi: «Il est le James Joyce du hip hop, lorsque l'on considère la complexité de son écriture, sa connaissance du genre, et son intérêt permanent pour la ville qui l'a vu grandir.»
Le seul rappeur prix Pulitzer
La suite ne fait que confirmer ce statut de rappeur reconnu par l’intelligentsia. Il est le préféré de Barack Obama, qui l’invite à la Maison Blanche le 4 juillet 2016 avec tous les égards, après avoir casé dans son traditionnel top de fin d’année 2015 la chanson «How much a dollar cost», extraite du troisième album studio de l’artiste, «To Pimp a butterfly».
En 2018, son quatrième opus, «DAMN.», lui vaut une consécration inédite: le prix Pulitzer de la musique, qui n’avait jusqu’ici été attribué qu’à des artistes classiques ou jazz. Le jury loue une «collection de morceaux plein de virtuosité, unifiée par l’authenticité de sa langue et une dynamique rythmique qui proposent des photos marquantes».
Kendrick Lamar se mue aussi en icône d’une génération. Lorsqu’en 2015, le mouvement Black Lives Matter se met en place aux États-Unis pour protester contre plusieurs faits de violences policières à l’égard de personnes noires, l’une de ses chansons, «Alright», devient un hymne. «Vous ne l’avez peut-être pas entendue toute la journée à la radio mais vous la voyez dans les rues, vous la voyez aux infos, vous la voyez récupérée dans les quartiers et les gens l’ont senti», se félicite son auteur dans les colonnes de «Variety». Les grands artistes se reconnaissent aussi à cela, cette capacité à résonner avec une génération, une culture, une époque.
Rap conscient
Face au rap bling-bling des années 2000, face aussi aux ambivalences de ses contemporains comme Kanye West – qui en sortira par la suite pour tenir des propos clairement antisémites – Kendrick Lamar incarne finalement une musique aussi engagée et responsable qu’exigeante. Connu pour être un bourreau de travail, «le genre à s’endormir dans le studio, se réveiller et être encore partant [pour bosser] enfermé toute la journée», selon son producteur Mike Will, il pense chaque album comme un concept cohérent, à l’heure où le streaming encourage pourtant à écouter, et donc pour les artistes à concevoir, chaque chanson indépendamment des autres.
Surtout, il s’interroge perpétuellement sur son propre statut d’icône et ce qu’il incarne. Son cinquième album, «Mr. Morale & the big steppers», ne parle quasiment que de ça: ses failles, ses propres manquements, ses regrets, son tiraillement entre sa religiosité et les nuances de l’existence – il consacre notamment une chanson, «Auntie Diaries», à deux membres de sa famille qui ont entamé une transition de genre. Le projet pourrait se résumer en un vers, extrait de «Savior»: «Kendrick Lamar vous a fait réfléchir, mais il ne sera pas votre sauveur.»
Un «beef» de compétition
Comment expliquer alors que le petit garçon qui bégayait à l’école avant de se mettre à rapper, l’homme calme qui a longuement critiqué la gang culture dans ses actes comme dans ses paroles, soit pris dans une bataille rangée des plus classiques avec l’un de ses confrères? Entre lui et Drake, pourtant, tout avait bien commencé, avec des collaborations sur leurs albums respectifs, voire en tournée, alors que leurs styles diffèrent en tout. Kendrick Lamar est ancré sur sa côte ouest, Drake, né à Toronto, incarne un rap très international. Le premier est musicalement aventureux, jusqu’à la dissonance, le second est une machine à tubes. Le panache contre l’efficacité.
C’est Kendrick Lamar qui a ouvert les hostilités en 2013. Invité par Big Sean sur le morceau «Control», l’artiste rappe qu’il va «tuer» («murder») plusieurs de ses contemporains, notamment Asap Rocky et Drake. Deux ans plus tard, il se moque du fait que Drake utilise des auteurs sur ses textes. Le Canadien réplique avec les chiffres: ses tubes, bien plus grand public, font plus d’écoute.
Kendrick Lamar lui reproche de ne pas être assez engagé auprès de la communauté noire («Tu n’es pas un collègue, tu es un colonisateur»)? Drake plaisante sur le statut quasi christique du Californien («Tu rappes toujours comme si tu voulais libérer des esclaves»). Bref, voici un beef, un vrai, comme on appelle en anglais les guéguerres qui agitent souvent le monde du rap.
Fin 2023, la tension monte encore d’un cran lorsque, sur un morceau intitulé «First Person Shooter», un autre grand rappeur américain, J.Cole, en duo avec Drake, chante «nous sommes le top 3», en incluant Kendrick Lamar dedans. En mars 2024, la réponse du Californien est cinglante: «Nique le top 3, il n’y a que moi!» Un mois plus tard, Drake réplique en visant la petite taille (1,70m) de Kendrick Lamar: «Comment peux-tu retirer nos chaînes? Comment comptes-tu avancer avec tes chaussures taille 40?», rappe celui qui parle aussi d’un «midget ass», ce qui désigne, pour le dire poliment, un arrière-train d’envergure réduite.
Abus ou culture du rap?
À partir de là, les insultes deviennent de plus en plus violentes. Drake accuse Kendrick Lamar de violences conjugales, d’infidélités, et d’élever un enfant qui ne serait pas le sien. L’auteur de «DAMN.» explique que le Torontois aurait une fille cachée. En mai dernier, le climax est atteint avec la chanson «Not like us», dans laquelle Kendrick Lamar traite ouvertement Drake de pédophile. Il ira jusqu’à le comparer par la suite à Harvey Weinstein. C’est aujourd’hui la diffusion de ce morceau par Universal que le Canadien estime être de la diffamation. Il affirme également que la maison de disque a passé un accord avec Spotify pour que le géant du streaming recommande massivement «Not like us» à ses abonnés, et donc gonfle les écoutes de son rival.
Le spectacle offert est celui de deux égos surdimensionnés qui reproduisent, encore et toujours, une rivalité souvent mise en scène à des fins purement commerciales. Mais cette fois, pour de nombreux observateurs, la coupe est pleine. Les deux stars s’attaquent à de véritables sujets, c’est-à-dire les violences faites aux femmes, comme un simple moyen de s’assassiner verbalement, sans qu’il soit possible de démêler le vrai du faux. Le critique Alphonse Pierre, qui officie pour le média spécialisé «Pitchfork», met le doigt sur le problème: «En tant qu’auditeur, on nous place dans une position impossible. Nous devons prendre en compte les femmes qui ont souffert et qui n’ont pas la possibilité de parler en leur nom. Drake et Kendrick n’y pensent pas du tout. Pour eux, il n’y a là que matière à faire des blagues et à troller.»
Le commentaire d’Alphonse Pierre, qui y est allé franco en dénonçant «le spectacle le plus misérable de l’histoire du rap», a suscité un torrent de réactions chez les fans, la plupart d’entre eux rappelant que les beefs font partie intégrante de la culture rap et que les diss tracks n’ont jamais brillé par leur subtilité.
Reste que de la part de Kendrick Lamar, qui s’interroge dans ses albums sur la masculinité et sa façon de traiter les femmes, se fait l’avocat d’un monde plus juste et vante les mérites d’une thérapie – autant de préoccupations très loin de Drake – cela interroge. Est-il vraiment possible d’être le roi de la culture hip-hop quand on se fond aussi vite dans la masse? Il en faudra plus pour déchoir le Californien de son titre de meilleur rappeur du moment. Mais comme l’écrit le critique du «New Yorker» Vinson Cunningham, «un jour, peut-être, on apprendra à chanter une chanson sans mener une guerre». Voilà un sujet qui, peut-être, occupera une belle place dans le prochain album du prodige.