Les médias internationaux se sont aussitôt emparés de sa disparition. Logique. Décédé vendredi à 77 ans, Mehram Karimi incarnait, à sa manière, les dérives et la folie d’une planète mondialisée dans laquelle chacun peut se retrouver aspiré, broyé, puis déboussolé au point de perdre la raison. Retrouvé mort au milieu de ses cartons et de ses couvertures, amassés sur les trois sièges du terminal 1 de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle qui lui servaient à nouveau de domicile depuis plusieurs mois, ce réfugié iranien restera dans l’histoire comme un vagabond transformé en héros de cinéma par le réalisateur Steven Spielberg.
Plusieurs années dans un foyer
Voir sa vie sur grand écran, incarnée par l’acteur Tom Hanks, dans le fil «Le Terminal» sorti en 2004, ne lui a toutefois pas suffi pour retrouver le chemin d’une existence normale. Après plusieurs années dans un foyer de la banlieue parisienne, Mehran Karimi était revenu là où il avait ses repères: au milieu des dizaines de milliers de passagers qui, chaque jour, transitent par le premier aéroport français.
Une vie? Non. Plutôt une absence de vie, scellée lors de sa première arrivée à l’aéroport Charles de Gaulle, en novembre 1988. Mehran Karimi, né en 1945, ne parle que farsi, la langue iranienne. Son anglais est limité. Il cherche alors à rejoindre une partie de sa famille en France. Il affirme que sa mère se trouve quelque part entre l’Allemagne et les Pays-Bas. Il n’a pas de visa.
Le voici relégué avec les sans-papiers, d’abord en centre de rétention, puis dans le terminal 1 où il finit par passer ses journées et ses nuits dans l’attente d’un improbable laissez-passer, et de nouvelles de ses proches qui ne viendront jamais. L’Ambassade d’Iran, ce pays qu’il a quitté neuf ans après la révolution islamique de 1979, apporte une assistance limitée et assure très vite que ses affirmations sont fausses. Les travailleurs sociaux de Roissy le prennent en amitié. Les commerçants aussi.
Steven Spielberg s’était emparé de sa vie
Son histoire est racontée par des journaux. Jusqu’à ce qu’à la fin des années 90, le réalisateur Steven Spielberg s’en empare. Tom Hanks sera Mehran, errant devant le tableau des départs et des arrivées. Un héros négatif qui dit le monde d’aujourd’hui: celui des nomades qui passent d’un pays à l’autre sans s’en rendre compte, alors que devant eux sont échoués ceux qui ne peuvent plus voyager.
Le dernier transit de Mehran Karimi, qui avait appris le français au fil des ans, s’est achevé sans bruit. Depuis quelques mois, l’homme était revenu vivre au Terminal 1 de Roissy, avec des euros en poche, puisqu’il n’avait pas dépensé tout l’argent reçu de Steven Spielberg, pour les droits d’auteur sur son long métrage. Son placement en foyer Emmaüs, l’association d’entraide fondée en France par l’Abbé Pierre, s’était soldé par un échec.
L’Iranien taciturne, malgré l’obtention de papiers, disait rêver d’un départ pour la Californie. Vrai? Faux? Il fut ensuite relogé dans un hôtel voisin de l’aéroport. Puis l’attraction de l’aérogare l’a emporté. Il en connaissait les recoins, les toilettes pour se laver, les magasins pour s’alimenter lorsque les invendus sont renvoyés à l’aube. Mehran Karimi avait fait de sa survie son mode de vie. Il se faisait désormais appeler «Sir Alfred». Tous ceux qui le côtoyaient, interrogés par le quotidien Le Parisien, disent qu’il s’était peu à peu muré dans le silence.
Un compte à l’agence de la Banque Postale
Samedi matin, dans ce terminal 1 de Roissy Charles de Gaulle qui fut l’une des constructions emblématiques du Paris futuriste des années 70, les employés de sécurité ont recouvert d’un drap les trois fauteuils sur lesquels l’Iranien gardait son barda. Il paraît qu’il avait sur lui quelques centaines d’euros, retirés sur son compte à l’agence de la Banque postale de l’aéroport. Personne, parmi les passagers, ne s’est rendu compte de sa disparition. L’homme était devenu pour ainsi dire invisible. Le «terminal» dans lequel il vécut s’est refermé sur lui. L’avion qui transporte son âme a décollé. Pour toujours.
Ce passager clandestin de la mondialisation était l’incarnation d’une évidence: les lieux qui symbolisent la modernité de nos sociétés, et notre capacité à voyager d’un bout à l’autre de la planète, sont aussi les miroirs de nos pertes de repères. Mehran Karimi était un citoyen du monde qui, jamais, n’était parvenu à atterrir.