Agnès Buzyn a, ces jours-ci, les yeux rivés sur le calendrier des mois de janvier et février 2020. Tout ce qu’elle dit porte l’estampille d’une date précise, dûment consignée par celle qui, après avoir été ministre de la Solidarité et de la Santé en France (de juin 2017 à février 2020), a ensuite fait une courte escale à Genève, au cabinet du directeur général de l’Organisation mondiale de santé (OMS). Avant de retourner à Paris au début septembre 2022, pour prendre un poste confortable à la Cour des comptes.
Un calendrier annoté heure par heure
Ce calendrier, annoté presque heure par heure dans ses carnets dévoilés par plusieurs journaux français dont «Le Monde» et «Libération», est son bouclier, face au réquisitoire de la Cour de justice de la République (CJR). Chargée de juger les ministres pour des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions, cette institution composée de parlementaires et de magistrats l’a mise en examen en juillet 2021 pour «mise en danger de la vie d’autrui», et placée sous le statut de «témoin assisté» pour «abstention de combattre un sinistre».
Objectif de cette médecin hématologue, qui aura 60 ans le 1er novembre? Prendre l’opinion publique à témoin. Et mettre devant leurs responsabilités passées les deux plus hauts personnages de la République lors de cette tourmente sanitaire sans précédent: le président, Emmanuel Macron, et son ancien Premier ministre, Edouard Philippe (mai 2017 – juillet 2020). Lequel a, lui, échappé à une mise en examen par la CJR. La Cour l’a seulement placé, le 18 octobre, sous statut de témoin assisté lors de son audition.
Place au plaidoyer
Place au plaidoyer donc, et place surtout aux accusations par ricochet. L’ancienne ministre de la Santé affirme, en gros, qu’elle ne peut pas être considérée comme responsable, et encore moins comme coupable de la débâcle sanitaire du printemps 2020 qui vit la France se retrouver dépourvue de masques de protection, obligée de déployer en urgence un hôpital militaire à Mulhouse (l’un des principaux foyers de contamination) et d’envoyer des malades dans des hôpitaux suisses et autrichiens.
«Nous sommes le seul pays au monde à mettre en examen des ministres pour la gestion d’une pandémie mondiale, a-t-elle lâché devant une journaliste du 'Monde'. J’ai apporté toutes les preuves qu’on a anticipé et géré au mieux, en vain. Les Français croient que je n’ai rien fait. […] Or imaginer qu’ils aient pu penser une seule seconde que je n’ai pas mis toute mon énergie à essayer d’éviter le pire, c’est insupportable. Sauver des vies, c’est le fil rouge de ma vie.»
16 mars 2020: «Nous sommes en guerre»
Ce plaidoyer ressemble pourtant à un filet un peu troué. Certes, Agnès Buzyn a comptabilisé dans son journal de bord ses appels téléphoniques ou SMS aux plus hauts responsables de l’État, dont elle déplore deux ans plus tard la lenteur, voire l’inaction jusqu’au fameux «Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire» prononcé par Emmanuel Macron le 16 mars 2020. «Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre», avait alors déclaré le président français.
Mais des éléments manquent pour que cette stratégie de défense, déjà mise en œuvre durant une vingtaine d’auditions par la Cour de justice de la République, soit convaincante. Comment expliquer le manque d’informations disponibles sur les stocks de masques? Comment expliquer la paralysie initiale, puis les contradictions au sein de la puissante administration sanitaire et des agences régionales de santé? Comment justifier son incapacité à faire prendre conscience du danger? «Agnès Buzyn a cru, à tort, que sa parole suffirait. Mais une administration a besoin de consignes, d’ordres de mobilisation, bref, d’un chef d’Etat-Major», s’énerve un député qui la connaît bien. La verticalité du pouvoir français est, une fois encore, au cœur des dysfonctionnements. Rien n’a bougé, ou presque, tant qu’Emmanuel Macron n’est pas «parti en guerre».
Didier Raoult et le poids des inimitiés
Agnès Buzyn, ancienne belle-fille de Simone Veil (l’un de ses fils fut son époux), est une personnalité de l’élite parisienne. Son mari, Yves Levy, a présidé l’INSERM, l’institut national de recherche médicale. Il a aussi contribué à installer un laboratoire de recherche médicale P4 à Wuhan, point de départ de l’épidémie. Ce couple médical vedette disposait de tous les relais, français et internationaux, pour taper du poing sur la table et imposer son inquiétude aux politiques. Difficile, aussi, de mettre de côté l’inimitié publique des deux conjoints avec celui qui deviendra la star controversée de la pandémie pour son obsession de l’hydroxychloroquine: le docteur marseillais Didier Raoult.
«Il y a eu, en pleine pandémie, trop de conflits d’intérêts, trop de rivalités personnelles», jugeait devant nous un membre de la commission indépendante d’experts présidée par le professeur genevois Didier Pittet, lorsqu’il rendait son premier rapport en mai 2021. Une décision d’Agnès Buzyn, surtout, pèse plus lourd que toutes: son départ du Ministère de la santé, en pleine guerre sanitaire, pour mener l’assaut électoral sur la mairie de Paris. «Je n’aurais jamais dû partir», concède-t-elle aujourd’hui. Sauf que…
Un climat de débâcle
Difficile d’oublier ce climat de débâcle. Cette impression d’une administration française soudain aveugle, empêtrée dans ses procédures, où beaucoup fuient les responsabilités devant l’épreuve du Covid-19. Agnès Buzyn a raison de se battre pour faire éclater sa vérité. Reste une évidence, pour tous ceux qui ont vécu en France durant ce tsunami viral et ces périodes de confinement strict, avec attestations et amendes à la clef: très peu, au sein du corps médical français très éprouvé, ont jugé bon de prendre sa défense.
Le système de santé français, touché au cœur comme l’a constaté Didier Pittet dans ses deux rapports, n’avait pas à sa tête, en pleine bataille, une générale en cheffe perçue comme telle par son armée de docteurs, d’infirmières et de personnels soignants.