L'économiste Jean Pisani-Ferry
«Sur le climat, l'Europe s'est enfermée dans ses contraintes»

L'économiste français a bousculé le débat avec un chiffre choc: 66 milliards d'euros seront nécessaires d'ici 2030 pour financer la transition écologique! Où trouver cet argent? Et comment faire pour éviter l'explosion sociale face aux destructions d'emplois?
Publié: 03.06.2023 à 10:12 heures
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Dernière mise à jour: 03.06.2023 à 11:05 heures
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L'économiste français Jean Pisani-Ferry est le co-auteur du rapport «Les incidences économiques de l'action pour le climat» qui chiffre à 66 milliards d'euros d'ici à 2030 les investissements indispensables.
Photo: Richard Werly
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Richard WerlyJournaliste Blick

Les Français peuvent se préparer à mettre la main au portefeuille. Et pas pour en sortir quelques menues pièces de monnaie! Si les promesses du pacte sur le climat de l’Union européenne sont tenues, et que l’objectif d’une réduction de 55% des émissions de CO2 d’ici 2030 (par rapport au niveau de 1990) demeure à l’agenda, la facture de cette transition écologique accélérée s’annonce en effet très lourde. Soixante-six milliards d’euros d’ici à 2030 pour la France, soit presque dix milliards d’euros par an: tel est le chiffre qui alimente le débat depuis la sortie du rapport de l’économiste Jean-Pisani Ferry, le 22 mai dernier.

Coïncidence, cette publication est tombée pile au moment où les délégations de près de 180 pays arrivaient au siège parisien de l’UNESCO (l’Organisation des Nations unies pour la culture et l’éducation) afin de travailler sur un possible traité international sur les déchets plastiques qui polluent la planète. Une semaine plus tard, cette conférence a accouché d’une division entre les grands pays producteurs (Chine, Inde, Turquie, Arabie saoudite..) et les Occidentaux.

Un projet de traité sera rediscuté en novembre. L'occasion de relancer le débat sur le coût de la décarbonation de l’économie française, et sur les futurs investissements verts à consentir. Faut-il, pour financer ces efforts, taxer les plus riches? Une sorte d’impôt écologique de solidarité sur la fortune? Ou, au contraire, créer une taxe de solidarité écologique «horizontale»? Toutes ces questions valent aussi pour la Suisse. Entretien.

Parlons clair: votre rapport annonce une bombe financière sans précédent pour la France. C’est envisageable d’affronter ce choc, en France comme dans le reste de l’Europe, sans explosion sociale?
Il faut d’abord dire que tous nos pays ne sont pas égaux devant cette indispensable mutation industrielle, énergétique et sociétale. Certains pays européens sont beaucoup plus avancés que d’autres sur le plan de la décarbonation de leur économie. Le fonctionnement du marché du travail, la capacité d’endettement… Tout cela va plus ou moins alléger ou alourdir leur fardeau financier.

Un pays comme l’Allemagne, qui a profité à plein de sa spécialisation industrielle avec sa filière automobile thermique, va devoir beaucoup investir pour conserver son avantage comparatif, et cela va lui coûter très cher. Le pire, en revanche, serait de considérer que nous n’y arriverons pas. C’est faux.

Quand on regarde ce qui s’est passé avec le gaz russe, dont les Européens étaient hyperdépendants avant la guerre en Ukraine, on peut être optimiste. On redoutait la catastrophe industrielle et économique. Elle n’a pas eu lieu. Nos systèmes se sont montrés beaucoup plus flexibles. Nos sociétés ne sont pas condamnées à exploser.

Parlons de l’automobile. Le coût de la restructuration écologique de cette filière est colossal pour passer au tout électrique. Il est encore possible d’y renoncer pour éviter ce qui s’annonce comme un carnage en matière d’usines et d’emploi?
Je ne crois pas que renoncer soit envisageable. Comme le montre le récent débat sur la norme Euro7, pour le secteur automobile, l’affaire est classée. Les décisions ont été prises. Tous les efforts doivent aller à leur mise en œuvre. On aurait en effet pu faire un autre choix, rester dans le gradualisme et ne pas opter pour l’interdiction de mise sur le marché d’ici à 2035 de la mise sur le marché de véhicules thermiques émetteurs de CO2. Mais ce n’est pas cette option qui a été retenue.

Tout le programme d’investissement des constructeurs automobiles pour les années à venir répond maintenant à cet objectif, et le principal besoin des industriels est la stabilité législative et réglementaire. Vous parlez de carnage. Je ne reprendrai pas ce terme à mon compte, mais il y a en effet de bonnes raisons d’être inquiet, dans ce secteur, sur les perspectives de compétitivité européenne. L’UE s’est enfermée dans un système de contraintes. Nous n'avons pas le droit à l'erreur.

Alors que, pendant ce temps-là, toute une partie du monde semble se préoccuper beaucoup moins de la transition climatique et des ajustements économiques indispensables…
Il faut distinguer entre la prise de conscience, les moyens choisis pour décarboner l’économie, et les contraintes que les États se sont volontairement fixés. Du côté prise de conscience, vous avez sans doute raison. Dans les pays émergents, la question de la transition climatique n’est pas aussi haute dans l’agenda. Du côté des moyens en revanche, certains pays vont bien plus vite que nos pays européens.

J’étais à Pékin avant le Covid, et tout le monde circulait déjà en scooter électrique! Il ne faut pas sous-estimer les capacités d’accélération de ces pays, si leurs gouvernements décident d’opter pour telle ou telle voie. Vient, enfin, la question réglementaire. C’est là que l’Europe est prise à son propre défi. On a multiplié les contraintes. Or, on ne peut pas être à la fois le champion du climat, du multilatéralisme, de la compétitivité et de la vertu budgétaire! Il faut choisir de lever une partie de ces contraintes si l’on veut atteindre l’objectif climatique. Or ce choix n’a pas encore été fait.

Vous dites en somme aux Européens: tirez les conséquences de vos choix! Vous avez voulu être les leaders de la transition écologique, alors assumez…
C’est un peu ça. Deux stratégies étaient possibles. La première consistait à vouloir jouer les premiers rôles. La seconde à être plus suiviste. À partir du moment où l’Union européenne a acté des mesures contraignantes pour décarboner son économie, son choix est fait. Et il faut donc veiller à ne pas répéter les échecs.

Concrètement, l’Europe a perdu pied dans les technologies solaires. Elle est en retard sur les batteries électriques. Elle est plus compétitive dans l’éolien. Il va falloir faire des choix industriels. Le risque, c’est de perdre pied dans d’autres secteurs essentiels pour la décarbonation. Et d’en assumer les conséquences. Je sais bien, par exemple, que les éoliennes rencontrent des résistances en France. Faut-il tout stopper? Non. Il faut accepter que nos paysages changent si on veut sortir des combustibles fossiles et si on ne veut pas dépendre du tout nucléaire, sachant que les nouveaux réacteurs ne sont pas prêts avant 2040.

Les propositions contenues dans votre rapport sont claires: il faudra créer des taxes dédiées, et s’endetter pour financer la transition écologique.
Peut-on laisser les classes moyennes européennes affronter seules, sans aide, le montant des investissements requis pour décarboner notre vie quotidienne? On sait qu’il va falloir dépenser beaucoup pour l’isolation thermique de nos logements, pour l’achat de véhicules électriques etc. Il va nous falloir faire en dix ans ce que nous avons eu de la peine à faire en 30 ans.

Pour les ménages français modestes, le cumul du coût de la rénovation thermique du logement et de l’acquisition d’un véhicule électrique va représenter plus de quatre années de revenus. Pour les classes moyennes, ce seront deux années de revenus! Ne rien faire, c’est se préparer à un inévitable backslash social. Je pense donc qu’il faut revoir, au sein de l’Union européenne, les contraintes en matière d’endettement public. Il faut une capacité commune européenne de financement de ces investissements. C’est logique.

C’est l’UE qui s’est engagée sur cette voie. Elle doit assumer, soit en faisant place à l’endettement pour financer les investissements correspondants, soit en les prenant à sa charge et en les finançant par l’émission de dette commune (ce qui suppose évidemment un accord sur de nouvelles ressources propres).

Par exemple en taxant les plus riches, et en recréant, en France, un impôt sur la fortune?
Je n’ai jamais employé ce terme d’ISF écologique. Je suis contre. Ma proposition est d’instaurer une contribution fiscale ponctuelle et temporaire. Cela consisterait à dire aux ménages les plus aisés: «Est-ce que vous êtes prêts à donner 5% de votre richesse financière pour le climat?»

Je ne plaide pas pour un impôt confiscatoire. Je ne propose pas un impôt susceptible de modifier les comportements des ménages. Je pense à une taxe justifiée par la transition écologique. C’est une suggestion de compromis. Le pire serait de croire que l’on va arriver à combattre le réchauffement climatique sans faire des choix. Ça coûtera cher et si on ne met pas d’argent public pour accompagner les ménages, on risquera gros, très gros. Il faut redéployer des ressources financières plus importantes pour la transition écologique si l’on ne veut pas mettre en danger nos sociétés. C’est une question de survie pour nos pays, nos économies, nos démocraties.

Cliquez ici pour télécharger le rapport de Jean Pisani-Ferry.

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