Il y a les chiffres. Et puis il y a les gens. J’ai rencontré Martine et Jacques près de Vincennes, une ville cossue de la banlieue est de Paris. Tous deux sont retraités, comme 17 millions de Français. Elle, âgée de 67 ans, a choisi de quitter son emploi à la Poste à 60 ans, profitant des conditions offertes aux agents de la fonction publique française ayant au minimum quinze ans de service. Lui, âgé de 72 ans, a attendu 65 ans, continuant de travailler pour la municipalité qui l’employait au-delà de l’âge légal de départ à la retraite de 62 ans, que le gouvernement français veut modifier.
Martine et Jacques s’occupent chaque jour de leurs plus jeunes petits-enfants, qu’ils récupèrent à la sortie de leur collège. Ils m’affirment pouvoir, à la fin du mois, compter sur 5300 euros de pension pour deux, plus le produit de leur épargne. Tous deux sont actifs dans des associations. Réformer la retraite, comme a promis de le faire Emmanuel Macron? Un sacrilège. «C’est le dernier bonheur français», me répondent-ils en chœur.
57% des retraités favorables à la réforme
Les retraités ne sont pourtant pas les ennemis les plus farouches du projet de réforme annoncée ce mardi par la Première ministre, Elisabeth Borne. Selon l’institut de sondage Harris Interactive, 57% d’entre eux sont même favorables au relèvement de l’âge légal de cessation d’emploi, qui devrait passer à 64 ans à partir de l’été 2023, si la nouvelle loi proposée est votée au parlement. Une autre étude, réalisée par Via Voice pour Libération, chiffre à 54% le nombre de retraités en faveur de cette réforme, alors que 67% de la population, toutes classes d’âge confondues, en rejettent le principe.
Alors? Martine et Jacques se regardent. Leur explication? «Notre génération est égoïste. Elle a bénéficié de droits qu’elle ne veut pas perdre. C’est facile de dire que vous acceptez une réforme quand vous savez qu’elle ne vous concernera pas.»
Une tranche d’âge est particulièrement fébrile, ces jours-ci en France. Celle des actifs nés entre 1961 et 1968. Selon les différentes hypothèses, elle sera la première à supporter le report de l’âge légal de départ à la retraite. Le curseur sera-t-il mis par le gouvernement à 1965, 1966, 1967? Chacun scrute le calendrier. Deux variables sont en jeu. La première est l’âge de départ. La seconde est la durée de cotisation. Il faut actuellement en moyenne 170 trimestres d’assurance, soit 42 ans d’activité professionnelle déclarée, pour bénéficier d’une retraite à taux plein.
Je souris. Je parle du système de retraite en vigueur en Suisse, bien moins généreux. J’évoque la possibilité que le système français par répartition (les actifs paient pour les retraités) soit un peu ou totalement remplacé par un système privé de caisses de pension. Tollé! Les fonctionnaires français, comme Martine et Jacques, bénéficient pourtant d’une retraite additionnelle complémentaire. «Oui, mais nous ne voulons pas d’un système où règne le 'chacun pour soi'. Ça, ce n’est pas la France», estime notre interlocutrice. Le débat est tranché. La retraite, réformée pour la dernière fois en 2010, demeure un symbole républicain.
Comment Macron a négocié lui-même avec les syndicats:
Je poursuis avec mes questions. N’est-il pas logique de vouloir, comme Emmanuel Macron en avait l’objectif en 2020 avant de lâcher prise, uniformiser les systèmes de retraite pour éviter les différences entre catégories sociales, professions, et surtout fonctionnaires et employés du secteur privé? N’est-il pas indispensable de tenir compte de l’allongement de la durée de la vie? Pourquoi cet aveuglement français?
Réponse: «Beaucoup de gens ne vivent pas la retraite comme un arrêt. On change de vie. On fait autre chose. C’est aussi le moment où on échappe à sa condition, où on aide ses enfants, où on reprend un peu le contrôle de sa vie», poursuit le couple. Rien d’économique là-dedans. C’est tout le problème.
«Les Français n’aiment pas les statistiques»
Auteur de «Une société si vivante» (Ed. de l’Aube), le sociologue Jean Viard en est convaincu. Il manque à l’actuelle réforme un sens. Les Français n’aiment pas les statistiques. Ils n’y croient pas. Sur la dette. Sur le chômage. Sur la croissance économique. «La question des retraites est celle de notre pouvoir sur le temps, explique-t-il au 'Point'. Aujourd’hui, la question qui est posée n’est plus celle de la quantité, mais celle du pouvoir sur le temps. L’idée, c’est d’avoir du temps souple, que l’on puisse soi-même procéder à l’organisation du temps.»
Cet observateur fin de la société française est à contre-courant des syndicats. Ces derniers, réunis ce mardi à Paris pour faire front commun contre la réforme à venir, se battent sur les années de cotisation ou la défense des systèmes existants. Ils rejettent la proposition pourtant sociale du gouvernement de porter le minimum retraite à 1200 euros par mois, contre 750 euros aujourd’hui.
Jean Viard estime, lui, que le problème est celui de la liberté de choix. «On pourrait très bien imaginer laisser les gens partir à l’âge qu’ils veulent, entre 60 et 70 ans, et faire varier fortement le niveau des pensions en fonction de l’âge de départ. Cela redonnerait un sentiment de liberté. Il faut réfléchir à la manière dont on veut gérer la fin de vie professionnelle, comment on expérimente la sortie du travail. La logique comptable ne peut pas suffire», complète-t-il.
L’impression généralisée de délitement
Martine et Jacques, nos retraités de Vincennes, réfléchissent tout haut devant nous. Ils reconnaissent, l’un comme l’autre, avoir hérité de leurs parents. Leur appartement est payé. Leurs enfants sont salariés, l’un fonctionnaire, l’autre cadre dans le privé. Pourquoi refuser la réforme des retraites dans ces conditions? «Ce sociologue a peut-être raison, explique l’époux. Ce qui tue le débat en France, c’est qu’on assène les chiffres comme des ordres. Le gouvernement oublie de dire qu’il y a d’autres moyens de préparer sa retraite. Ils ont trop peur d’être accusés de faire le jeu des assureurs. Les gens pensent qu’ils vont tout perdre, donc ils se braquent.»
Les chiffres du syndicat CGT:
Une autre réalité empoisonne le débat. L’impression de délitement de la société française. La retraite est l’un des seuls seuils sur lequel on pouvait compter, au moment où tout se dégrade. Autre difficulté: le problème des retraités pauvres, que l’on connaît aussi en Suisse et dans le reste de l’Europe. Au niveau de l’Union européenne, 16% des retraités ont un revenu en dessous du seuil de pauvreté. Or, même si la réforme proposée en France propose d’augmenter le minimum retraite, cette réalité est un épouvantail.
1500 euros par mois en moyenne pour les retraités
La retraite mensuelle moyenne, en France, s’établit à 1500 euros. Il faut, selon l’Observatoire national de pauvreté, 1150 euros par mois au minimum pour vivre décemment si l’on est propriétaire. L’âge moyen de départ à la retraite est déjà de 63 ans, car beaucoup doivent travailler au-delà de 62 ans.
Qu’est ce qui bloque? Avant tout le discours et la méthode. L’organisation de gauche ATTAC l’a bien résumé dans ses exposés anti-réforme: «Depuis des années, les gouvernements successifs s’attachent à détricoter méticuleusement notre système de retraites: réduire les pensions, dégrader la protection vieillesse par répartition et favoriser les alternatives privées, c’est-à-dire le système par capitalisation. Pour cela, ils jouent la carte de la dramatisation du déficit sur le ton de la catastrophe annoncée. No alternative! Il faudrait baisser les retraites… pour les sauver!»
Jacques et Martine sont convaincus. Ils manifesteront contre cette réforme parce que les retraites sont une digue. «On fait de la résistance. C’est très français. On refuse les réalités. Parce qu’on sait aussi que si on se mobilise, le gouvernement finira bien par lâcher du lest.»