L'analyse d'un professeur en sciences politiques
«Les États-Unis sont prêts pour une femme présidente»

Alors que le monde retient sa respiration le jour de l’élection, le clivage entre les genres n’a jamais été aussi frappant. Selon David Sylvan, expert en politique américaine, le timing est bon pour faire de Kamala Harris la première présidente de l’Histoire.
Publié: 05.11.2024 à 15:59 heures
«Même si certains électeurs n’auraient pas forcément choisi Kamala Harris, l’urgence de battre Trump prend le dessus», estime David Sylvan, professeur de sciences politiques à l’IHEID
Photo: Shutterstock
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Ellen De MeesterJournaliste Blick

L’intenable duel atteint son paroxysme, quelques heures avant que Kamala Harris et Donald Trump ne piétinent le ring. Les yeux du monde entier sont rivés sur les fameux swing states, qui esquisseront sans doute le futur des États-Unis… mais aussi sur les femmes américaines, dont les votes, souvent sous-estimés, risquent de s’avérer décisifs pour la candidate démocrate.

Sur TikTok, des couples américains soulignent avec humour que le vote de Madame contrebalancera la voix de Monsieur. Et c’est précisément cela: un récent sondage de l’Université Suffolk révèle que 53% des électrices voteront pour Kamala Harris, alors que 53% des hommes soutiendront Trump. Une campagne narrée par la voix de Julia Roberts rappelle d’ailleurs aux épouses de républicains pro-Trump que leur bulletin est protégé par le secret: «Votre mari ne doit pas savoir pour qui vous avez voté», martèle-t-elle dans la vidéo, s’attirant ainsi les foudres du candidat républicain, persuadé qu’elle «regrettera ces propos».

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Le spot semble avoir touché une corde sensible, et pour cause: un grand sondage publié le 31 octobre par la plateforme YouGov souligne que le nombre d’Américains s’attendant à voir une femme accéder à la présidence a augmenté, passant de 12% à 35% depuis la candidature d’Hillary Clinton, en 2016. Mais alors que 60% des supporters de Trump considèrent encore la politique comme une affaire d’hommes, les États-Unis sont-ils culturellement prêts pour leur première présidente? D’après David Sylvan, professeur de sciences politiques à l’IHEID de Genève, la réponse est oui.

David Sylvan, on dit que ce bras de fer a donné lieu au plus grand clivage entre les genres jamais observé lors d'une élection américaine. Pourquoi est-ce davantage le cas qu’en 2016, quand Hillary Clinton affrontait Donald Trump?
Les sondages révèlent que beaucoup de personnes ne sont pas certaines d’être confiantes à l’idée d’une femme présidente. Mais la population américaine a désormais vécu quatre années avec Trump à la tête du pays: depuis son élection, il a été reconnu coupable d’agression sexuelle, tandis que sa rhétorique sexiste s’est beaucoup intensifiée. Et cela n’a pas échappé aux électeurs. Tout le monde se souvient notamment des propos de JD Vance au sujet des childless cat ladies [les femmes aux chats sans enfants, ndlr] ou des commentaires de Trump à propos des suburban housewives [les femmes au foyer de banlieue], qui dénotent une vision imaginaire figée dans les années 50. 

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J’étudie la politique américaine depuis des décennies et je n’avais encore jamais vu un tel clivage entre les genres.
David Sylvan, professeur de sciences politiques à l’IHEID
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Sans oublier la grande question de l’avortement...
C’est une évidence. L’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade est un immense problème. Et ces six derniers mois, le propos s’est progressivement focalisé sur la santé des femmes, sur les lois anti-avortement mises en place dans certains États, comme le Texas. Le monde a pris connaissance de tous ces récits d’Américaines décédées parce que les hôpitaux refusaient de les soigner. J’ai même été surpris de constater que certaines figures républicaines telles que Liz Cheney, pourtant ouvertement «pro-life», ont appelé à soutenir Kamala Harris pour cette raison [ainsi que le notait «The Guardian» fin octobre]. Tout cela signifie que Trump, ainsi que le Parti républicain, ont plus de bagage qu’en 2016, si bien que la misogynie se retourne désormais contre eux. J’étudie la politique américaine depuis des décennies et je n’avais encore jamais vu un tel clivage entre les genres. 

Donc c’est davantage une question de peur envers Trump que de soutien à Kamala Harris?
Les gens ont compris ce qu’ils ne comprenaient pas auparavant. Comme le disait l’ancien secrétaire de la défense Donald Rumsfeld, on ne part pas à la guerre avec l’armée qu’on voudrait avoir, mais avec celle qu’on a. Même si certains électeurs n’auraient pas forcément choisi Kamala Harris, l’urgence de battre Trump prend le dessus. Rappelons que certains éminents militaires américains ont tout de même employé des termes comme «fasciste». La dynamique actuelle est bien plus intense qu’en 2016. 

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En voyant qu’une femme pourrait devenir la première présidente des États-Unis, on pourrait penser que les mentalités ont beaucoup évolué. Mais est-ce vraiment le cas, selon vous?
Oui et non. Dans un sens, on observe évidemment un immense changement, en faveur de l’égalité. Certaines gouverneures très estimées sont des femmes et cela peut s’avérer encore plus significatif que l’accession aux postes de sénatrices. On a vu des femmes comme Susan Rice, [nommée conseillère en politique intérieure en 2020] ou encore Janet Napolitano [ancienne directrice du département de sécurité intérieure], accéder à des titres de haute-grade. Et le plafond de verre pourrait désormais s’élever à la hauteur de la présidence, c’est historique. Par contre, bien que les commentaires misogynes semblent moins dominants aujourd’hui, cela ne signifie absolument pas que le sexisme n’existe plus aux États-Unis. Le sondage de YouGov démontre que 14% des personnes interrogées estiment toujours que la politique n’est pas faite pour les femmes. 

Pensez-vous que ce niveau de sexisme est suffisant pour empêcher une victoire de Harris?
Il est impossible de savoir si les critiques qu’elle reçoit visent son genre ou son ethnicité. On continue d’entendre qu’elle est trop émotionnelle, que sa voix est désagréable etc. Et si Kamala Harris gagne, je suis persuadé qu’elle sera confrontée à des remarques racistes et sexistes durant son mandat, c’est une certitude. Chacun de ses faux-pas, en tant que présidente, donnera lieu à ce genre de discours. D’un autre côté, au moment de l’élection, il devient difficile d’être à la fois inquiet à l’idée d’une victoire de Trump et méfiant parce que Kamala Harris est une femme. À nouveau, il me semble que le dégoût que provoque Trump peut l’emporter. 

Est-ce pour cela que Kamala Harris ne souligne jamais qu’elle pourrait devenir la première présidente américaine de l’Histoire?
Oui, c’est clairement une tactique. Elle ne veut pas insister sur ce point, car elle risquerait alors d’être accusée de wokisme. Et surtout, elle n’a pas besoin d’en parler elle-même, d’autres le font constamment à sa place. 

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Kamala Harris est-elle la meilleure candidate que le parti démocrate aurait pu présenter? Je n’en suis pas sûr.
David Sylvan, professeur de sciences politiques à l’IHEID
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Vous expliquez que le succès de Kamala Harris est surtout une question de timing. Mais a-t-elle quand même des qualités qui pourraient expliquer le coude-à-coude avec Trump?
Elle est une politicienne professionnelle, qui a mené une campagne très précise, sans commettre beaucoup d’erreurs. Mais est-elle la meilleure candidate que le parti démocrate aurait pu présenter? Je n’en suis pas sûr. Elle n’a peut-être pas la verve naturelle que d’autres figures démocrates, comme Gretchen Whitmer ou Josh Shapiro, mais elle sait faire le job. Et elle met tout le monde d’accord, simplement parce que son parti est uni dans l’objectif de vaincre Trump.

Pour l’instant, c’est le plus important: les points de discorde qui subsistent parmi les Démocrates pourront être débattus plus tard. Je trouve que cette posture relève d’une grande maturité qu’on n’observe pas souvent en politique. Sans oublier que Kamala Harris est parvenue à infuser de l’espoir et de l’enthousiasme parmi la population: j’ignore si cela vient de sa personne ou du timing de l’élection, mais cela joue en sa faveur. Rien que son apparition très médiatisée sur l’émission «Saturday Night Live» ce weekend a révélé sa capacité à faire preuve d’autodérision, à être bien dans ses baskets. C’est un point significatif. 

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Il ne faut pas être naïf, le sexisme en politique ne disparaîtrait pas, même si Kamala Harris devait gagner.
David Sylvan, professeur de sciences politiques à l’IHEID
»

Vous semblez penser que les États-Unis sont prêts pour une femme présidente.
C’est une immense question, mais pour vous répondre simplement, oui, je pense que c’est le cas.

Donc même si une éventuelle victoire de Kamala Harris viendrait surtout de la volonté de battre Trump, elle pourrait quand même servir la cause des femmes?
Il ne faut pas être naïf, le sexisme en politique ne disparaîtrait pas, même si Kamala Harris devait gagner. On en est vraiment très loin. Mais cela pourrait tout de même avoir un effet, bien sûr! Personnellement, je pense davantage aux conséquences chaotiques que pourrait avoir une victoire démocrate. Je ne peux imaginer qu’une défaite républicaine puisse être suivie d’un recentrage du parti: il n’est pas celui qu’il était auparavant, il a été réorganisé d’une manière semi-fasciste. 

Le parti se dira certainement qu’il lui faut désormais un candidat plus jeune, plus discipliné, et beaucoup de personnes pourraient se présenter, en instrumentalisant les questions de sexisme ou de racisme pour parvenir à leurs fins. Cela va au-delà de Kamala Harris et de sa possible victoire: si elle gagne, toutes sortes de problèmes apparaîtront durant plusieurs années. 

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