Guerre des mots
La crise ukrainienne entre poker menteur et dialogue de sourds

Le monde a poussé un soupir de soulagement lorsque Vladimir Poutine a annoncé mardi le retrait partiel des troupes russes à la frontière ukrainienne. Mais certains sont pessimistes: la manœuvre relèverait de la tactique. La guerre des mots, elle, bat déjà son plein.
Publié: 17.02.2022 à 21:58 heures
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Dernière mise à jour: 18.02.2022 à 00:10 heures
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Le retrait partiel de troupes russes près de la frontière ukrainienne, annoncé mardi, a d'abord provoqué une vague d'optimisme, mais il ne convainc plus grand-monde.
Photo: AFP
Blick avec ATS

Le risque d'éclatement d'une guerre est-il vraiment écarté? Les troupes russes se retirent partiellement de la frontière ukrainienne, tandis que des soldats font de même dans la péninsule de Crimée, via le nouveau pont. C'est du moins ce que mettent en avant le pouvoir et les médias russes.

Mais Mauro Mantovani, professeur d’études stratégiques à l’Académie militaire de l’EPF de Zurich, se montre plutôt pessimiste. «La Russie a mis en place des forces militaires qui continuent de permettre des opérations même de plus grande envergure en Ukraine», affirme-t-il à Blick. Au niveau diplomatique, les positions se sont également durcies. «L’intérêt croissant de l’Ukraine pour l’Occident touche au cœur des intérêts sécuritaires et économiques russes. Le temps joue contre Vladimir Poutine», poursuit le professeur.

De la poudre aux yeux?

Ces mouvements de retrait pourraient être une feinte. «Nous sommes engagés dans une guerre de propagande intense, dont l’enjeu est de s’attirer les faveurs du public. Les États-Unis avaient prédit une attaque russe pour le mercredi 16 février. Il était logique que les Russes discréditent leurs dires.»

Les services secrets américains ont rendu leurs conclusions publiques de manière très offensive. C'était le fruit d’un calcul, selon le professeur. «On veut faire passer un message aux Russes: 'Nous vous surveillons de près. En cas de guerre, vous serez les agresseurs'. En outre, on veut ainsi resserrer les rangs des alliés européens», continue-t-il.

Pour Mauro Mantovani, Vladimir Poutine peut se targuer d'avoir remporté une victoire, mais seulement partielle. Il a pu se présenter diplomatiquement d’égal à égal avec l’Occident et obtenir une promesse de négociations sur les mesures de confiance dans le domaine militaire. «Cela ne saurait lui suffire», ajoute l'analyste. Le président russe veut une solution, mais à ses conditions. Et parmi ces dernières se trouve la présence de l’Ukraine dans la sphère d’influence russe.

Le chef de l’OTAN modérément optimiste

Pour le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, le retrait de ce mardi était «une raison de se montrer prudemment optimiste». Il a néanmoins souligné qu’il ne s’agirait d’un signe de désescalade que si du matériel de guerre était également retiré. «Jusqu’à présent, nous n’avons pas vu de désescalade sur le terrain. Au contraire, la Russie semble poursuivre son déploiement militaire», a annoncé mercredi le secrétaire général. La Russie a toujours fait avancer et reculer ses troupes, a-t-il poursuivi.

Les ministres de la Défense des 30 pays de l’OTAN se sont réunis mercredi et jeudi à Bruxelles. Jens Stoltenberg a souligné que la Russie avait certes accumulé des troupes de combat en Ukraine et dans ses environs comme jamais depuis la guerre froide. Mais qu’il restait encore suffisamment de temps pour trouver une solution pacifique au conflit, a-t-il ajouté.

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Guerre des mots à l'ONU

Par ailleurs, jeudi, alors que des manifestations contre la guerre se tenaient dans plusieurs grandes villes, dont New York, Varsovie ou Rome, la confrontation a pris un tour particulièrement solennel à l'ONU: le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, est venu devant le Conseil de sécurité exhorter les Russes à «abandonner la voie de la guerre». «Toutes les indications que nous avons, c'est que (ndlr: les Russes) sont prêts à entrer en Ukraine», avait dit auparavant le président américain Joe Biden, jugeant l'offensive possible «dans les prochains jours».

La Russie a, selon les Occidentaux, déployé plus de 100'000 soldats et leurs équipements dans le voisinage de l'Ukraine en vue d'une offensive. Washington assure que, loin de réduire sa présence militaire depuis mardi, la Russie l'a augmentée de 7000 militaires.

Joe Biden a aussi répété un avertissement devenu incontournable dans la communication des Américains: la Russie prépare selon lui un prétexte, une «fausse alarme», dans le conflit entre Kiev et des séparatistes pro-russes dans l'Est ukrainien, qui justifierait son intervention. Les Britanniques ont émis la même mise en garde, alors que les affrontements se sont intensifiés jeudi dans la région.

Des tirs dans le Donbass

De son côté, la Russie a annoncé de nouveaux retraits militaires des abords de l'Ukraine, diffusant des images de trains chargés d'équipements et annonçant le retour d'unités dans des casernes éloignées de l'Ukraine. Mais le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a indiqué ne pas avoir vu de diminution des troupes, tout juste de «petites rotations».

La crise russo-occidentale, qui menace de dégénérer depuis des semaines, a pris un tour encore plus volatil jeudi avec des échanges de tirs à l'arme lourde accrus dans le Donbass, où les forces ukrainiennes sont confrontées depuis huit ans à des séparatistes pro-russes. Les deux camps se sont rejeté la responsabilité des heurts.

L'armée ukrainienne a dénoncé jeudi une attaque contre Stanitsa Luganskaya qui a privé la moitié de cette localité d'électricité et laissé un trou d'obus dans le mur d'une école, des briques jonchant une pièce au milieu de jouets d'enfants. Les séparatistes de Lougansk, eux, ont accusé Kiev d'être responsable d'une multiplication des bombardements à l'arme lourde pour eux-mêmes «pousser le conflit vers une escalade».

Le Kremlin a jugé la situation «extrêmement dangereuse» du fait de la «concentration extrême des forces ukrainiennes». La Russie n'a en outre cessé de dénoncer le soutien militaire accru de l'Otan à l'Ukraine, qui a reçu un nombre croissant de livraisons d'armes occidentales.

Dialogue de sourds

Le président ukrainien a assuré jeudi que son pays n'avait «pas besoin» de soldats occidentaux sur son sol pour faire face à la menace russe, soulignant ne pas vouloir «donner une raison supplémentaire» à la Russie d'intervenir. Les Occidentaux affirment qu'une invasion russe serait suivie de sanctions économiques dévastatrices, mais sans réponse militaire.

Le dialogue de sourds entre les deux grandes puissances a été parfaitement illustré lors de la séance jeudi du Conseil de sécurité. «Je n'ai aucun doute sur le fait que la réponse à mes déclarations ici aujourd'hui sera faite de nouvelles dénégations du gouvernement russe», a dit le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, tout en proposant une rencontre «la semaine prochaine «à son homologue russe, Sergueï Lavrov.

Le secrétaire d'État américain, très grave, a détaillé étape par étape à quoi ressemblerait une attaque massive de l'Ukraine par la Russie. Il en a appelé à la responsabilité historique de Moscou. «Le gouvernement russe peut annoncer aujourd'hui» que «la Russie ne va pas envahir l'Ukraine, le dire clairement, le dire pleinement au monde entier, et ensuite le démontrer, a-t-il martelé. Dans les jours qui suivront, le monde se souviendra de cet engagement, ou du refus d'en faire autant.»

Avant lui, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Verchinine, extrêmement posé, avait refusé de s'étendre sur ce qu'il a qualifié de «spéculations». Il a plutôt énuméré les multiples griefs de Moscou envers l'Ukraine, accusée de ne pas appliquer les accords de Minsk de 2015, censés pacifier l'est séparatiste.

Demandes stratégiques russes

La Russie a par ailleurs déroulé une nouvelle fois jeudi le catalogue de ses demandes stratégiques aux Occidentaux, dont beaucoup ont d'ores et déjà été jugées inacceptables par l'OTAN, l'UE et les États-Unis. En cas de refus, «la Russie sera forcée de réagir, notamment par la mise en oeuvre de mesures à caractère militaire et technique», a menacé la diplomatie russe.

Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, allié de la Russie, a ainsi déclaré jeudi que son pays, aux portes de l'UE, serait prêt à accueillir désormais des «armes nucléaires». La Biélorussie n'en a plus eu aucune sur son territoire depuis la chute de l'URSS.

Moscou insiste sur «le retrait de toutes les forces et armements des États-Unis déployés en Europe centrale et orientale, en Europe du sud-est et dans les pays baltes» et attend également des propositions des Occidentaux un «renoncement à tout élargissement futur de l'OTAN», à l'Ukraine en particulier.

Illustration des tensions en cours, le département d'État américain a révélé jeudi que la Russie avait expulsé le numéro 2 de son ambassade à Moscou, le diplomate Bart Gorman. Washington dit étudier une «riposte».

(Guido Felder, adaptation par Lauriane Pipoz et Yvan Mulone, avec ATS)

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