Un patient est allongé dans la salle de réveil d’un hôpital et il a envie de hurler tant il a mal. Il vient de subir une opération à la suite d'une rupture du tendon du quadriceps et la douleur est particulièrement intense: il ressent des coups violents dans son genou gauche. Lorsqu’on lui demande «quelle est l’intensité de la douleur sur une échelle de 0 à 10?», n’étant pas du genre à jouer les héros, il répond: «8 au minimum».
Plus tard, il réduit ce taux à 6. Les coups violents sont devenus des pulsations, car les analgésiques commencent à faire effet. Tanja Frieden, habituée des lourdes chutes en tant qu’ex-snowboardeuse professionnelle, aurait peut-être répondu 4 à la première question. Cependant, lorsqu’elle a atterri en larmes aux urgences l’automne dernier, elle a estimé la douleur dans son dos à 9, soit une douleur presque insupportable. Elle a décrit celle-ci comme «stridente».
Les hôpitaux utilisent l'échelle d'évaluation numérique pour permettre aux patients d'indiquer l'intensité de leurs douleurs. Mais la manière dont nous ressentons la douleur est subjective, puisque ce qui coupe le souffle à l'un est plus facile à supporter pour l'autre. Par ailleurs, le médecin entend-il la même chose que la patiente lorsqu'elle parle d'une douleur «stridente»? «Notre compréhension de la douleur reste assez mystérieuse», déclare Kevin Reuter, philosophe à l'Université de Zurich. Les profanes et les spécialistes ne se comprennent pas toujours et cela peut conduire à des diagnostics erronés.
Une aide numérique à la décision
Noemi Gozzi, neuroingénieure, s'est emparée de la question. Sur le campus de l'ETH à Zurich, la doctorante mène des recherches sur les aspects physiques et psychosociaux de la douleur. Grâce à de nouvelles méthodes et des algorithmes, elle cherche à les distinguer et à les quantifier. Son objectif est de proposer une aide pour les médecins.
Noemi Gozzi et son équipe ont exposé la peau de leurs sujets à des impulsions thermiques pour mesurer la réaction physique à la douleur et ils ont enregistré les ondes cérébrales et la conductivité de la peau. Pour évaluer les effets psychologiques de la douleur, l’équipe a interrogé les participants, puis l’intelligence artificielle a analysé les énormes quantités de données. De cette manière, l'experte parvient à différencier clairement les deux composantes de la douleur. En outre, la composante psychosociale révèle dans quelle mesure la douleur est amplifiée par des facteurs émotionnels et psychologiques.
Limiter les opioïdes
Aujourd'hui, en médecine, la douleur et son ampleur sont déterminées assez facilement sur la base des descriptions des patients. Selon Noemi Gozzi, cela conduit à prescrire trop rapidement des opioïdes, ce qui est un problème, car ces analgésiques puissants peuvent créer une dépendance. C'est ce que l'Italienne de 29 ans veut changer. «Notre méthode permet de caractériser plus précisément l'état de la douleur afin de mieux décider quel traitement ciblé est nécessaire», explique-t-elle.
Exit les analgésiques, place à la thérapie individuelle. Sur la base de cette étude, l'équipe a développé une application à usage domestique. Elle fonctionne sur une montre-bracelet spéciale et interroge les patientes et les patients plusieurs fois par jour. Par exemple, sur la qualité du sommeil et l'état de la douleur. Sur la base des données, une intelligence artificielle détermine comment les médecins peuvent optimiser le traitement de la douleur. L'étude clinique est actuellement en cours dans plusieurs hôpitaux de Suisse et d'Italie.
Une autre experte, Michèle Hubli de l'Hôpital universitaire Balgrist, collabore avec Noemi Gozzi. La chercheuse et son équipe accompagnent les patients et échangent étroitement avec eux et les neuroingénieurs qui entourent Noemi Gozzi fournissent la méthode d'évaluation des données. «Cette nouvelle approche est passionnante, mais elle est encore loin d'être appliquée au quotidien», explique Michèle Hubli.
Favoriser une approche pluridisciplinaire
«Il est important de mieux comprendre la douleur», déclare Marc Suter, expert au Centre de la douleur du CHUV de Lausanne. L'anesthésiste est également président de la Swiss Pain Society, une organisation qui soutient la recherche sur les thérapies de la douleur et encourage l'échange de connaissances scientifiques et d'expériences pratiques dans la vie clinique.
Selon lui, il n'y a pas de recette miracle: «Une prise en charge multidisciplinaire, par exemple avec de la physiothérapie, de l'acupuncture ou des mesures psychologiques, est judicieuse en plus des médicaments». L'idée est d'aborder la compréhension de la douleur sous différents angles.
Parler différemment de sa douleur
Pour mieux comprendre la douleur, on doit parfois quitter le terrain de la science. Sabine Affolter, qui développe des outils de communication à usage thérapeutique, essaie de manière ludique de percer les mystères de la douleur. En collaboration avec des professionnels de santé, elle a développé la méthode dite de la Dolografie, qui est «un outil de communication visuelle pour la thérapie de la douleur». Le principe est simple: des images incitent à parler de la douleur de manière précise et différenciée.
Des éclairs argentés sur fond noir décrivent-ils mieux la douleur que des couleurs vives ou encore un brouillard flottant? Les personnes souffrantes peuvent choisir l'image la plus représentative parmi un ensemble de 34 illustrations et en expliquer ensuite leur choix.
Rendre la douleur tangible
Jens Christoph Türp, du Centre universitaire de médecine dentaire de Bâle, travaille depuis un certain temps avec la Dolografie. Il est convaincu qu’elle permet d’établir des diagnostics plus approfondis, «car les patients, en décrivant les cartes qu'ils ont choisies, partagent des informations pertinentes qui seraient autrement restées inconnues». Cette constatation a été confirmée par une étude.
La méthode de Dolografie, lancée en 2016, s'est particulièrement bien implantée en Europe germanophone, explique Sabine Affolter. Cela est dû notamment à son effet thérapeutique: «Lorsque les patients ont 'leur' douleur sous forme d’image devant eux, elle devient plus tangible, pour eux comme pour leurs médecins. Ils se sentent ainsi compris et pris au sérieux.»
La douleur, un état mental. Vraiment?
Moins de malentendus dans les cabinets de consultation: c'est aussi ce que veut Kevin Reuter, ce philosophe passionné par la thématique de la douleur. Dans ses recherches, il explore notamment la façon dont les gens pensent et parlent de la douleur. A cette fin, le professeur de l'Université de Zurich réalise des expériences avec des participants, interroge des personnes, explore d'énormes bases de données et établit des statistiques.
Il compare ensuite la compréhension courante de la douleur avec les perspectives de la communauté scientifique. Selon l'enseignement médical traditionnel, la douleur est considérée comme un état mental, c'est-à-dire quelque chose qui se passe dans le cerveau. «Mais lorsque j'entends comment les profanes perçoivent la douleur, cela ne correspond pas, car lorsqu'un patient décrit où il a mal, il montre un membre du corps, comme le genou ou le dos, puisque dans l'esprit des patients, la douleur est localisée là, pas dans la tête», explique-t-il.
Diagnostiquer de travers
Le fait que les conceptions de la douleur soient si différentes représente, pour Kevin Reuter, bien plus qu'une réflexion philosophique, mais l'indice d'un problème concret. «Dans le domaine du diagnostic, beaucoup de choses tournent mal parce que les médecins prennent des décisions en fonction de leur propre compréhension de la douleur.» Cela pourrait entraîner des traitements inefficaces ou un mauvais choix de médicaments, craint-il.
Les profanes et les professionnels doivent mieux communiquer sur la douleur, plaide encore Kevin Reuter. Et il donne lui-même l'exemple: il prépare actuellement, en collaboration avec l'Hôpital universitaire de Zurich, un projet dans lequel il analyse le langage des patients migraineux afin de permettre des diagnostics plus précis. Par ailleurs, il donne des conférences visant à sensibiliser le corps médical et le personnel soignant à cette problématique.
«Ressentir la douleur» ou «avoir mal»?
Les patients ont alors l'occasion d'investiguer plus concrètement leur ressenti. Par exemple sur la distinction subtile entre «ressentir la douleur» et «avoir mal», ce qui semble être un détail, mais qui se révèle en fait important pour le traitement. Kevin Reuter explique encore: «Si la douleur est légère, les gens parlent de 'ressentir'. Si la douleur est intense, ils disent 'j'ai mal''.» Selon lui, cette distinction ressort avec une grande précision des recueils de textes qu'il a analysés. Autant dire que cela est aussi révélateur qu'une note de 4 ou de 8 sur l'échelle d'évaluation numérique dans les hôpitaux.