Lorsqu'on dit «repas gratuits pour des personnes en situation de précarité», on pense sûrement «soupe populaire» ou «resto du cœur», avec des bénévoles sympas et leur bonnet à pompon, servant des louches de nourriture pas franchement incroyable à des personnes dans le besoin. Le tout dans une ambiance hivernale, petite pluie glacée à l’appui, au bord d’un trottoir. Eh bien, c’est tout l’inverse que j’ai expérimenté au Refettorio (enfin, sauf pour les bénévoles qui étaient toujours sympas). Fondé cette année par l'Italien d’origine égyptienne Walter el Nagar, un chef aux allures de punk au grand cœur, ce resto donne de l’espoir en l’humanité avec son business model social, et surtout qui marche.
Payant le midi, gratuit le soir
Avec ses grandes baies vitrées, ses tables en bois, ses couverts délicats et ses œuvres d’art contemporain qui rythment les quatre coins de l’espace au pied d’un immeuble moderne, érigé juste en face du bâtiment principal de la HEAD à Genève, le Refettorio ne renie pas une ambiance chic, minimaliste et arty.
Le midi, c’est simple avec un menu du jour entrée, plat et dessert à 36 francs, en version végétarienne ou omnivore. Les revenus générés lors du service de midi financent celui du soir, réservé aux personnes sans ressources, désignées par des associations partenaires. On évite ainsi la queue le soir en face du restaurant et des situations où le Refettorio devrait refuser du monde parce que les 80 couverts sont déjà tous réservés.
Au service, je me suis invitée un soir de décembre dans la joyeuse brigade de cinq bénévoles, sous la supervision de Charlotte, collaboratrice du restaurant en charge de nous encadrer. J’y ai croisé des retraitées habituées des lieux et des collaboratrices de chez Cartier, qui effectuaient ce soir-là leur bénévolat avec le soutien de leur entreprise. Aux commandes, Sandro, un chef d’origine grecque influencé par une multitude de traditions culinaires, mais avec un faible pour la cuisine à base d'ingrédients fermentés. Les plats proposés sont exactement les mêmes, midi et soir ; seule différence, pas de vin mais des boissons au kombucha à la place.
«Une question de dignité»
L’objectif de Walter el Nagar est d’accueillir des personnes en situation précaire avec respect et considération, autour d’un repas gratuit, sain et de qualité. J’ai servi son assiette à un retraité accompagné de son épouse, le gourmand a repris deux fois du dessert, un flan à la semoule dans son sirop de coing, décoré d’éclats de pistache. Un jeune en attente de régularisation a voulu nous aider à débarrasser la table, pendant qu’un petit garçon de 4 ans goûtait pour la première fois des ravioles à la courge, façon gastronomique. Toutes et tous remerciaient l’équipe et répétaient que les plats étaient délicieux.
Walter el Nagar dit qu’il cherche à offrir une expérience raffinée à des bénéficiaires, à qui on ferme justement l’accès à ce type d’expérience, sous prétexte que le bon goût et l’art ne sont pas essentiels. D’où les œuvres et le soin donné à l’aménagement du lieu. Pour le chef, il s’agit au contraire d’une question de dignité, accueillir toutes les personnes de son restaurant, clients et bénéficiaires, sur un pied d’égalité, sans marginaliser ces derniers.
Glace au champignon ou à la patate douce, courge à la peau lactofermentée dans sa sauce au sésame… Les propositions sont audacieuses. Le restaurant dispose d’une «bibliothèque alimentaire» (des aliments mis sous verre dans des énormes bocaux) et le chef y développe des recettes originales dans un esprit de récupération et de zéro déchet, d’où l’intérêt de la fermentation qui permet d’allonger la durée de conservation des aliments tout en donnant naissance à de nouvelles saveurs. Une fois fermenté, l’orge a ainsi le goût du cacao, la patate douce un parfum de noisette. Les ingrédients, légumes, pain, céréales, sont en partie issus de la récupération des surplus alimentaires distribués par des organismes externes au restaurant, suivant un modèle d’économie circulaire.
Le droit à l’alimentation
Walter el Nagar a exercé partout dans le monde en tant que chef pour des restaurants de prestige, de Singapour à Dubaï, en passant par les Etats-Unis et Los Angeles, où il est resté sept ans. «En Californie, des ordonnances municipales interdisent de donner de la nourriture aux sans-abris. Je me suis dit alors qu’en tant que personne dont le métier était justement de nourrir les gens, je n’étais pas libre si je ne pouvais pas mettre à profit mon savoir de chef au bénéfice de tous».
Depuis, le droit à l’alimentation est au cœur de sa démarche et de celui de sa fondation, la Fondation Mater, qui gère le restaurant. Certains des membres de son comité, dont le membre du comité des Vert-e-s pour la ville de Genève Charles-Antoine Kuszli, milite activement pour que ce principe soit inscrit dans la constitution genevoise.
Le mouvement «Food for Soul»
En creusant encore un peu plus sur le droit à l’alimentation, on ne découvre non pas un seul Refettorio isolé, mais un véritable mouvement international de restaurants initié par le projet culturel «Food for Soul», fondé par le chef italien triplement étoilé Massimo Bottura. De Milan à Londres, en passant par Sydney ou Lima, ce sont 11 Refettorios qui existent à travers le monde, chacun porté de manière indépendante par des chefs et cheffes engagées dans un esprit non pas philanthropique, mais avant tout culturel. Le Refettorio Genève se définit comme étant guidé par ses principes fondateurs que sont la «valeur de l’hospitalité», la «force de la beauté» et la «qualité des idées». En cette période de Noël, voilà un restaurant qui réchauffe le cœur.
Refettorio Genève
Rue de Lyon 120
Du lundi au vendredi les midis