La nécessité est mère de l’invention. Et dans le meilleur des cas, il en reste une jolie tradition. L’histoire du Non Filtré en est un bon exemple et commence en janvier 1975. En ce début d’année, le vin se faisait rare – la récolte de 1973 avait été maigre et celle de 1974 était encore dans les fûts.
Dans les caves d’Henri-Alexandre Godet, à Auvernier, le chasselas n’était pas davantage prêt à être mis en bouteilles. L’un de ses amis se retrouva donc dans une situation délicate, puisqu’il avait urgemment besoin de vin blanc pour un mariage. Il demanda donc au vigneron de lui céder trente bouteilles du nouveau millésime.
Un vin trouble aux arômes de levure
Les deux hommes descendirent à la cave, goûtèrent le vin en devenir et le trouvèrent délicieux malgré sa robe trouble. Exceptionnellement, le vigneron mit alors le volume souhaité en bouteilles, «non filtré». Les invités du mariage furent enchantés et voulurent savoir où l’on pouvait acheter ce vin trouble aux arômes de levure délicats. Ce qui était une solution de fortune allait devenir une idée commerciale. Henri-Alexandre Godet organisa une vente de 300 bouteilles à Auvernier et approvisionna un restaurant de fondue et de poisson.
L’aspect trouble du vin est dû aux lies fines. Ces levures sont en suspension dans le vin nouveau et doivent être extraites par filtration, ce qui est d’ailleurs dommage, car ces particules révèlent plusieurs atouts sensoriels. En effet, les notes de brioche et d’amandes blanches, associées à une légère onctuosité en bouche, s’entremêlent avec la fraîcheur de ce jeune vin blanc dans un jeu de séduction irrésistible.
«Préserver ce précieux héritage»
Aujourd’hui, le Non Filtré neuchâtelois est devenu une tradition chère à tous. Depuis 1995, il est mis sur le marché le troisième mercredi de janvier. Le Conseil d’Etat avait alors dû intervenir, car les producteurs commençaient à se livrer une concurrence absurde en avançant les dates de commercialisation dès l’année de mise en bouteille. Aujourd’hui, environ 15% de la récolte de chasselas en AOC Neuchâtel sont embouteillés en Non Filtré.
Ce chiffre reste important. Mais il faut savoir que la présence du chasselas en Suisse connaît une baisse alarmante. Sa part s’élevait à 95% à la fin du XIXe siècle et à 75% il y a encore 50 ans. Or, il ne représente aujourd’hui plus que 25% de l’encépagement. Une réussite comme celle du Non Filtré est donc d’autant plus importante. «Je ne peux qu’encourager les vignerons neuchâtelois à préserver ce précieux héritage suisse. Gardez jalousement ce trésor!», affirme Nicolas Joss, directeur de Swiss Wine Promotion.
Des bouteilles renversantes
Le Non Filtré peut donner l’impression d’être un simple vin de soif. Ces dernières années, il est pourtant devenu un produit sérieux, de haute qualité et susceptible de se garder plusieurs années, car sa turbidité le protège de l’oxydation tout en préservant sa fraîcheur. Avant de l’ouvrir et de le servir, retournez la bouteille et remuez-la légèrement afin de répartir les particules en suspension. Pour que vous y pensiez, l’étiquette des bouteilles de Non Filtré est à l’envers depuis maintenant deux ans.
Un apprentissage spécifique
Tous ces paramètres donnent au vin un profil distinctif, explique Yann Huguelit, directeur de la Chambre neuchâteloise d’agriculture et de viticulture: «Il y a d’abord son histoire. Et puis la façon de le servir. Il faudrait presque un apprentissage pour cela… En ce qui concerne l’aspect trouble, il faut préciser deux choses: premièrement, le vin est à maturité et prêt à boire.
Deuxièmement, la turbidité ne présente absolument aucun risque», voilà ce qu’a déclaré Yann Huguelit, lors du lancement officiel du nouveau millésime Non Filtré. L'événement s’est déroulé exceptionnellement à La Chaux-de-Fonds, dans les Anciens Abattoirs, et non dans la capitale neuchâteloise, comme le veut l’usage. Et pour l’inauguration, la fête a battu son plein dans une halle bondée!