Une vague paindémique
La baguette helvétique, elle est (enfin) fantastique!

Malgré sa diversité, le pain made in switzerland a longtemps laissé sur leur faim les amateurs de bonnes baguettes qui croustillent. Époque révolue: sous l’impulsion de quelques passionnés, la boulangerie d’ici devient diablement tentante.
Publié: 27.05.2022 à 07:48 heures
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Dernière mise à jour: 03.07.2022 à 11:15 heures
Farines sélectionnées avec soin, fermentation de plusieurs jours et utilisation du levain sont les fers de lance du bon pain
Photo: Shutterstock
Jennifer Segui

Au commencement, il y a l’odeur. Celle des plaisirs du dimanche et des réveils tardifs. Puis la croûte, foncée, qui craque encore sous l’effet de la chaleur. Et enfin la mie, moelleuse, aérienne, prête à accueillir sa petite couche de beurre qui disparaîtra bientôt dans ses tendres volutes. Si l’écrivain Philippe Delerm vantait la jouissance de la première gorgée de bière par temps de canicule dans son livre éponyme, la première bouchée d’un pain tout juste sorti du four est à placer en bonne position au ranking des plaisirs extatiques. Celui qui, sur le chemin du retour à la maison, n'a jamais piqué le crotchon d’une baguette tout juste achetée jette la première miette!

La star inattendue de la pandémie

Délicieux, culturellement indispensable dans nombre de nos contrées européennes, base de moult régimes d’alimentation, le pain est, depuis la nuit des temps, au centre de la table.

Après un temps de désaffection, accusé de faire grossir, d’être trop chargé en gluten, snobé pour son côté popu, il revient en force à la faveur de recettes revisitées, de farines épurée et d’une pandémie qui a fait de lui le remède aux longues journées d’ennui en famille. Selon un rapport spécial publié par l’Office fédéral de l’Agriculture sur les denrées alimentaires consommées par les Suisses en 2020, la boulangerie a connu une augmentation de 10,3% et pendant le seul semi-confinement du printemps 2020, les ventes de farine blanche ont doublé tandis que la demande de céréales a augmenté de 40%.

Comme la France, qui se vante de posséder autant de fromages que de jours dans l’année, la Suisse peut s’enorgueillir de proposer autant de pains régionaux que de cantons entre pain vaudois à la croix, pain de seigle valaisan AOP ou encore cuchaule traditionnelle fribourgeoise. Chez nos artisans boulangers, pain blanc, mi-blanc, noir, aux graines ou au maïs s’étalent et, qu’il s’agisse d’accompagner un morceau de fromage d’alpage ou de plonger dans un caquelon de fondue, le pain est toujours un must have.

Une qualité qui n'a pas toujours été au rendez-vous

Pourtant en Suisse romande, beaucoup d’amateurs de propositions de qualité, de baguettes croustillantes, de recettes au levain, restaient sur leur faim: la faute à certaines fabrications stéréotypées, à d’indispensables gestes parfois oubliés, à des matières premières souvent importées et pas toujours traçables. Et, enfin, à l’omniprésence de grandes enseignes parfois désespérément seules à proposer un pain, certes industriel, mais ayant le mérite d’être dispo tout au long de la journée. La baguette à la française, si convoitée lors des visites chez nos meilleurs ennemis, restait un plaisir réservé aux vacances. De ce côté de la frontière, le pain quotidien avait parfois le goût amer de la pénitence!

Ce constat, le Vaudois Laurent Buri l’a fait lorsque son épouse parisienne l’a initié à la boulangerie de tradition française: «Je me suis immédiatement demandé pourquoi nous, en Suisse, nous tournions si rapidement vers le pain industriel et dans quelle mesure il était possible de proposer cette qualité de produits.»

Après quelques investigations menées avec l’aide d’une équipe de l’Ecole Hôtelière de Lausanne, Laurent Buri et Thomas Marie, enseignant en boulangerie à l’EHL, ouvrent leur première boutique Bread Store en 2018, dans la capitale vaudoise, puis à Vevey. Au programme, des pains de qualité faits de farines les plus locales possibles, des viennoiseries pur beurre, des feuilletages aériens, des propositions gastronomiques élaborées par l’expertise de Thomas Marie, Meilleur Ouvrier de France boulangerie en 2007: «J’ai fait ce que j'aimais et ce que je sais faire. Les croissants, je ne sais les préparer qu’au beurre».

Assez vite, la pâte lève et le public adhère: «Les premiers temps, nous avons dû expliquer et beaucoup faire déguster», avoue Laurent Buri. Aujourd’hui, l’enseigne a ses adeptes et l’avenir se dessine à travers un laboratoire de production plus grand et, bientôt, une toute nouvelle boutique à Bulle (FR).

Montée en gamme

Et la tendance grandit: sur les marchés locaux ou dans quelques bonnes adresses gourmandes romandes, les délices de l’équipe, au nom un brin provocateur, du Pain des Frouzes font le bonheur des amateurs de pains au levain, goûteux et éthiques, élaborés avec des farines vaudoises.

Revêtue à nouveau de ses lettres de noblesse, redevenue symbole d’un certain art de vivre et de manger, la boulangerie monte en gamme. A Crissier, le chef triplement étoilé Franck Giovannini propose désormais à chacun le pain et les pâtisseries élaborés pour son restaurant de l’Hôtel de Ville, dans sa boulangerie de village sise juste en face du prestigieux établissement.

Au Noirmont (JU), le chef Jérémy Desbraux propose quant à lui une offre boulangère, pains divers et viennoiseries, à se damner à ceux qui ont la chance de déguster sa cuisine et de dormir dans son hôtel. Le pain en version petit ramequin d’épeautre légèrement toasté joue même les contenants comestibles pour un divin velouté d’ortie au menu de ce printemps. Fils, et frère d’artisan boulanger, le chef deux étoiles met lui même la main à la pâte pour sa boulangerie qui fait l’unanimité parmi ses clients: «J’adore ça, cela me prend trois heures chaque jour mais ça me sort de la routine de la cuisine».

Il ajoute: «Un bon pain, c’est d’abord une bonne farine. Je sélectionne des farines spéciales, locales, de production très confidentielles. C’est aussi du levain et des pâtes préparées bien à l’avance, des fermentations longues.» Un savoir-faire que le jeune chef va d’ailleurs pouvoir partager plus largement dans la boulangerie qu’il devrait ouvrir bientôt avec son frère dans sa région.

Des amateurs passionnés

Réhabilité, starifié, le pain se met même à éveiller des vocations chez certains citadins en quête de retour à l’essentiel. Les cours de formation pour non-professionnels abondent. C’est aux côtés de l’ex pâtissier du mythique restaurant Noma à Copenhague que Tina Heiz, d'origine danoise et avocate de profession, s'est initiée à la technique avant d’ouvrir sa boulangerie Zymi, au centre de Lausanne. Sur les étagères de ce lieu atypique, on ne trouve que le pain, au levain tel que Tina l’affectionne: «Le bon pain, c’est un pain qui a beaucoup de goût, un goût de farine. Un pain qui dure longtemps, qui est assez lourd, humide avec une croûte fine et croustillante», explique t-elle.

Un pain qui, pour le bonheur de tous, n’est plus une denrée si rare en terre romande. Bonne nouvelle non?

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