Il y en a qui pensent sortir de la cuisse de Jupiter. Moi, je l’avoue sans honte, c’est du cul de la poule que je viens. Et c’est déjà très bien. Ne sont-elles pas mignonnes, ces douces gallinacées, elles qui me couvent amoureusement et qui, bonnes pâtes, consentent à m’expulser de leur séant avec une régularité toute helvétique?
Longtemps, comme ces volailles de basse-cour, j’ai été un brin snobé. Trop banal, trop popu, pas assez cher… J’étais tout juste bon pour jouer les ingrédients du placard, de ceux que l’on sort un dimanche pluvieux de novembre, quand même le ciel fait la tête.
Cassé dans le fond d’une poêle sur du beurre trop cuit ou battu comme plâtre pour donner vie à une omelette qui en avait la consistance, j’étais devenu has been, dépassé et rayé des menus. J’étais sur la paille. Je ne jouais plus les gros durs. Seul mon cousin chocolaté mettait encore des étoiles dans les yeux à la période de Pâques. J’ai sombré dans la déprime en mode Calimero. Mais, ça, c’était avant.
L'œuf, la photo un temps la plus likée sur Instagram
Aujourd’hui, je suis une star. Pas un menu de gastro qui ne décline la meilleure version de moi-même, soit l'œuf parfait, dans ses entrées. Pas une adresse de brunch branché qui omet de me déposer mollet sur ses très healthy avocados toasts, ou de me servir façon Benedict.
Partout, on me chérit, on me célèbre, on me sublime. Au plat, dur, battu, brouillé, en cocotte, frit, poché: on m’aime. Même les réseaux sociaux ont célébré mes rondeurs parfaites. Une photo de moi dans mon plus simple appareil a longtemps détenu le record de l’image la plus likée d’Instagram.
Publiée le 4 janvier 2019, elle l’est restée jusqu’à un sombre jour de décembre 2022, quand un certain Lionel Messi a soulevé la coupe du monde de foot. Un triste jour pour la France. Et un triste jour pour moi, qui me faisait voler la vedette d’aussi insupportable façon par un as du ballon, rond qui plus est.
Mais, je suis un dur à cuire, c’était un carton jaune, je n’ai pas dit mon dernier mot. Avec 60'212'290 likes à ce jour, je le talonne de près, je reste dans la course pour redevenir le premier.
L'œuf, meilleure source de protéines
Cette première place, je l’occupe désormais dans le cœur des cuisiniers et des gourmets. Des bouillons parisiens aux bouchons lyonnais en passant par les comptoirs de bistrot, je m’affiche fièrement comme une néogourmandise. Terminé, les œufs trop cuits, le blanc élastique et le jaune étouffe-chrétien qui ont fait ma mauvaise réputation. Out, la mayo grasse ou industrielle dont on m’a trop longtemps chapeauté.
Aujourd’hui, je rayonne pour ce que je suis: un produit de qualité qu’on peut apprêter de mille et une façons, une protéine exceptionnelle et complète qui ne plombe ni le climat, ni le budget de la ménagère.
Un champion du monde des œufs au Mont-sur-Lausanne
Tenez, prenez l’Auberge du Mont-sur-Lausanne. C’est moi la star du moment. Sur la carte de saison, en version meurette, je suis le must have de l’automne. Il faut dire que, cuisiné par le chef Meilleur ouvrier de France (MOF) Fabien Pairon, j’ai obtenu le titre de champion du monde. Messi peut cesser de faire le coq.
Organisée le mois dernier en Bourgogne, au Château du Clos de Vougeot, un domaine de la Côte de Nuits, la compétition a couronné Fabien Pairon, chef bourguignon. Sa recette, il la définit ainsi: «Un bon œuf Meurette, c’est un œuf parfaitement poché, avec un blanc bien coagulé, un jaune bien coulant, une sauce au vin rouge bien acidulée, des oignons bien caramélisés, des champignons bien sautés, des lardons bien grillés et un pain toasté frotté à l’ail.»
Ne suis-je pas sexy, en si bonne compagnie? Le chef a réinterprété ce plat avec des produits suisses. Le pinot noir vaudois a remplacé le vin bourguignon. Il a voulu célébrer cette recette simple, que l’on cuisine traditionnellement avec les restes d’une sauce au vin rouge.
Un véritable culte des œufs
Et ça cartonne. Effet championnat du monde sans doute, mais aussi grâce à moi mon coco, comme le confirme le chef: «L’œuf est hyper tendance! C’est un produit facile à trouver, hyper accessible niveau prix, c’est une protéine très appréciée même par les sportifs. C’est la protéine animale que même les végétariens consomment. C’est vraiment un super produit, même si attention, sa cuisson, quelle qu’elle soit, est très technique.»
Tant de louanges dans la bouche d’un MOF… J’en rougirais presque si je n’étais pas un œuf. En version œuf mayo, je me pavane dans les meilleures auberges. Cuit à point, 8min40 tout pile lorsque je suis à température ambiante, rehaussé d’une mayonnaise maison à l’huile de tournesol ou de colza bien moutardée, j’ai mes aficionados.
Ces fêlés de la coquille se sont même rassemblés au sein de l’ASOM, l’association de sauvegarde de l'œuf mayo, pour me vénérer et décerner, chaque année, le titre de champion du monde de ce plat. Servi comme les roses en nombre impairs, par assiette de trois, je trône en demi-sphère, surmonté du précieux condiment et, pourquoi pas, rehaussé de poutargue ou d'œufs de poisson.
Chic, évocateur de souvenir, simple et complexe à la fois, je suis désormais objet de désir.
A la conquête de Genève
A Genève, un restaurant m’est presque entièrement dédié, puisque j’y tiens le rôle d’ingrédient vedette aux côtés du poulet. Sans que l’on ait encore déterminé qui de moi, ou de la poule, avait la primauté. Parfait, frit ou poché en version salée, en neige pour se régaler, je séduis les palais exigeants des habitués du quartier des Banques, cuisiné par l’équipe du chef étoilé Philippe Chevrier qui a décidé d’ériger ce palais en mon honneur.
Monsieur Bouillon, c’est son nom, est la version chic et genevoise des célèbres bouillons parisiens, qui célèbrent la cuisine popu, les poireaux vinaigrette et le bœuf bourguignon et qui sont devenus incontournables de tout foodie qui se respecte.
Tout ce succès ne me grise pas. Je reste blanc comme neige même si, il faut bien le dire, je suis un peu devenu la poule aux œufs d’or.