Tradition automnale
La torrée, bon braisé de Neuchâtel

L'automne venu, la tradition veut que l'on monte profiter des pâturages ensoleillés des Montagnes neuchâteloises pour y cuire un saucisson grassouillet, confortablement emballé et ficelé dans du journal, et cuit dans les cendres chaudes. Bienvenue dans la torrée!
Publié: 08.10.2023 à 17:13 heures
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Dernière mise à jour: 13.10.2023 à 15:46 heures
Des gros saucissons cuits dans la braise, en pleine nature, avec des amis: la torrée est un instantané des traditions gastronomiques neuchâteloises.
Photo: Suisse Tourisme
Joaquim Manzoni

Tête-de-Ran, Communal, Pouillerel, Robella ou encore Mont Racine… autant de toponymes bien connus des Neuchatelois et qui riment avec automne, pâturages, braises et saucissons, c'est-à-dire avec la tradition de la torrée.

Qu’est-ce que la torrée? Techniquement, c’est une manière de cuire un saucisson neuchâtelois (ou saucisse d'Ajoie, mais les puristes risquent de s'étrangler) dans un grand tas de braises et de cendres chaudes. Le mot vient du Latin torrere, «rôtir».

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Au-delà de cette définition matérielle, la torrée se rapproche d’un art de vivre. Elle se passe souvent en automne, à l’orée de la forêt, dans un pâturage boisé, sur les hauts plateaux jurassiens ensoleillés. Là, on profite de la douceur de l’été indien, au-dessus du brouillard de la morne plaine, afin de passer un bon moment entre amis ou en famille.

La coutume est tellement courante dans le canton de Neuchâtel (que l’on soit du Haut ou du Bas, ce n’est pas peu dire!), mais aussi dans les Franches-Montagnes ou le Jura bernois, qu’elle est inscrite sur la liste des traditions vivantes en Suisse par l’Office Fédéral de la Culture (OFC). Il suffit d’en discuter avec les gens du coin: la torrée revêt un fort attachement identitaire dans le canton de Neuchâtel, si bien que les nouveaux habitants du Locle, par exemple, sont accueillis autour d’une torrée géante.

Le bon coin

Que faut-il pour une bonne torrée? Tout d’abord, il faut un bel emplacement. Personnellement, j’ai un petit faible pour deux endroits. Du haut de ses 1422 mètres, Tête-de-Ran est un sommet offrant un panorama à couper le souffle. C'est aussi le trait d’union (ou de séparation?) entre Haut et Bas. On peut y contempler un horizon se déployant sur les Alpes des cantons de Vaud, Valais, Berne en passant par les majestueux Eiger, Jungfrau et Mönch qui surplombent la mer de brouillard.

On peut également conseiller les coins au Nord-Ouest du Locle ou de La Chaux-de-Fonds où les méandres du Doubs et les hauts plateaux des montagnes jurassiennes transmettent une émotion qui ferait frémir les cœurs des plus endurcis et charmer les lacustres, même ceux insensibles aux atours des verts pâturages d’altitude. Tant de beauté, on en a facilement des larmes à l’œil...de perdrix!

Une fois arrivé, il faut trouver un pâturage, de préférence en lisière de la forêt pour être à l’abri du vent. Là, on construit un joli foyer en délimitant un cercle avec des cailloux. Pour une belle torrée, il faut commencer assez tôt, parce que le secret réside dans les cendres chaudes. En attendant, prenez une bouteille d’Absinthe ou de Chasselas, pourquoi pas un peu d’eau… une sèche au beurre et au cumin, une tresse au lard (avec un peu de cancoillotte si vous êtes tournés côté Doubs). Quand l’appétit va… tout va !

Un peu d’histoire

Charles-Henri Pochon est ancien garde-forestier de la Ville du Locle et Roi de la Torrée (et si ce titre n’existe pas encore, qu’attendent les autorités politiques?) Ce Monsieur est un féru d’histoire régionale et un spécialiste de la pratique. Son souci est de transmettre ce savoir-faire et il veut le faire savoir.

«Autrefois, les Montagnes neuchâteloises étaient recouvertes presque exclusivement de forêts. Depuis l’arrivée des premiers moines défricheurs au XIVe siècle, l’activité des exploitants de la terre est toujours restée liée à la gestion des forêts et du bois. Une fois le bois coupé, on fait la «débrosse» [terme utilisé dans le canton pour dire que l'on récupère le bois de chauffage, c’est-à-dire les grosses branches] et on brûle les ramilles pour ne pas les laisser traîner dans le pâturage, sinon la forêt reprend son droit. On peut imaginer sans trop de peine que l’habitude de placer un saucisson dans les cendres vient de cette époque: on y plaçait la viande issue de la cochonnaille, les légumes frais du jardin et les patates dans le feu de la veille. Je me rappelle qu’étant gosse, quand on faisait la débrosse, les adultes plaçaient les patates dans les restes de braise du jour précédent en enfilant la main dans la cendre, jusqu’à ce que ça soit suffisamment chaud. C’était l’assurance d’avoir des pommes de terre bien cuites, croustillantes à l’extérieur et soufflées à l’intérieur.»

Saucisson

La star de la journée est le saucisson neuchâtelois IGP. Comme ses cousins des autres cantons romands, c’est un saucisson à maturation interrompue. Ce qui veut dire qu’on aurait pu continuer de le faire sécher, mais pour une raison toute gourmande, on stoppe le séchage pour garder le gras et ses saveurs. Il est composé de viande de porc, mais il est embossé dans un boyau de bœuf, ce qui le rend plus hermétique et évite ainsi au gras de s’échapper durant la cuisson.

Photo: Suisse Tourisme

Ce point le différencie des versions vaudoises et fribourgeoises, ou encore du boutefas. On tolère d’y trouver des couennes cuites, mais ce n’est pas particulièrement recherché ni obligatoire pour l’obtention de l’IGP, comme c'est le cas pour la longeole genevoise. Pour finir, il est fumé à froid avec des résineux.

La préparation

On emballe la bête dans des feuilles de chou blanc ou frisé, puis dans du papier de la boucherie, et enfin dans une autre «feuille de chou» - c'est-à-dire du papier journal. Ma grand-mère qui était du Haut ne jurait que par l’Impartial – l’ancien journal qui a maintenant fusionné avec celui du Bas - prétendant qu’il risquerait d’altérer le goût du saucisson.

Photo: DR

Une fois que le paquet est bien emballé, on le serre bien avec de la ficelle. Pour terminer, on passe le tout dans l’eau et on malaxe bien le journal, afin de chasser l'oxygène, ce qui permet au gras de bien cuire et de transmettre les saveurs à la viande.

C’est à ce moment-là qu'on dépose le petit paquet après avoir formé un creux dans la braise. Ne reste plus qu'à le recouvrir complètement en tassant fortement, pour que la cuisson se fasse à l’étouffée. Personnellement, j’aime recouvrir le tout de branches de sapin, parce qu'elles parfument le tout et donnent un goût vraiment typique au plat.

La cuisson dure entre 50 et 60 minutes: juste le temps pour déboucher une bouteille de non-filtré, d'entamer une tête de moine.

Photo: DR

Pour l’accompagnement, on peut ajouter des patates emballées dans de l’aluminium. Vingt minutes suffisent. Des salades bien relevées, épicées et assaisonnées feront office de verdures. Pour le dessert, c’est moins local… mais c’est tellement bon: on incise une banane dans la longueur pour y glisser deux ou trois carrés de chocolat, et on la pose dans un coin chaud quelques minutes, juste le temps de faire fondre le chocolat.

Et pour se désaltérer

Pour Yann Vanvlaenderen, chef de culture au Château d’Auvernier, il faut un vin fruité du pays: «Le mosaïque, par exemple, est idéal. C’est un assemblage Gamaret-Garanoir, avec une petite touche de Pinot noir qui permet de lier le tout avec finesse, comme la corbeille de mariage. C’est un vin intense et épicé, on y retrouve des pointes de fruit noir et de menthe poivrée qui soutiennent bien le saucisson, avec quelques notes de cèpes pour le côté forêt. D’ailleurs, je prévois d'en déboucher avec mon équipe dans les vignes».

La torrée doit rester un repas simple. Le saucisson découpé en tranches se mange de préférence avec les doigts. Mais que l’on utilise des services ou pas, le plus important est de le partager entre amis, autour d'un grand feu à la mode neuchâteloise. Il paraît même que quand arrivent les premiers frimas de l’hiver, l’écho des rires résonne encore dans les vallées, à l’orée des bois.

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