Un truc mou et sans goût, réservé aux végétariens. Voilà, en substance, ce que m’inspirait le tofu. Mais ça, c’était avant. Avant que je rencontre Mme Kim. En me livrant ses secrets de fabrication, cette artisane d’origine coréenne m’a ouvert les yeux sur le sens de cet aliment dans la culture culinaire asiatique.
Le tofu, on en entend beaucoup parler, on a tous eu l’occasion d’en goûter une fois ou l’autre à l’occasion d’un repas chez des amis végétariens ou alors en dégustant un pad thaï ou un banh mi vietnamien. Mais au fond, le tofu, qu’est-ce que c’est ?
Un «fromage» de soja
S’il fallait le comparer avec un aliment que nous est familier, ce serait sans doute le fromage frais. Si ce n’est que le «lait» utilisé est issu d’une légumineuse, le soja. C’est d’ailleurs sous le nom de «fromage de soja» que le tofu a commencé à faire une timide apparition sur nos étals dès les années 1970. À l’époque, il était cantonné aux magasins diététiques et aux rares épiceries asiatiques. Mais la dénomination était sans doute plutôt mal choisie dans des pays comme la Suisse ou la France, qui vouent un véritable culte au fromage – de quoi soulever des a priori négatifs à l’égard de ce produit pourtant millénaire.
Le tofu est en effet né en Chine, il y a plus de 1000 ans, où il a d’abord plutôt été considéré comme un plat du pauvre, parce qu’il était moins cher que la viande. De la Chine, il est ensuite passé au Japon, où il était très apprécié par la bonne société. D’ailleurs, le mot tofu correspond à la prononciation japonaise du nom chinois doufu. Aujourd’hui, les Japonais sont les deuxièmes plus grands consommateurs de tofu après les Chinois.
On suppose que la technique de fabrication proviendrait des Moghols ou d’autres peuples qui maîtrisaient la coagulation du lait. La fabrication du tofu ressemble en effet beaucoup à celle du fromage. Dans un premier temps, les fèves de soja sont mises à tremper, puis broyées et mélangées à de l’eau pour produire le lait de soja. Le lait est ensuite chauffé puis caillé à l’aide d’un coagulant naturel, le nigari, qui est en fait du chlorure de magnésium. Le tofu mou qui en résulte est alors mis dans un moule afin d’être pressé. Une fois débarrassé de son petit-lait, le tofu « ferme » est découpé en blocs et emballé. Voilà pour la méthode de base. Pourtant, quand c’est Mme Kim qui vous l’explique, la préparation du tofu prend soudain une tout autre dimension
Philosophie asiatique
«Le tofu est un produit délicat, dont la préparation nécessite beaucoup d’attention», m’explique l’artisane, basée à Coinsins, dans le canton de Vaud. Elle me tend un petit bocal dans lequel se trouvent des fèves de soja, quelques dizaines tout au plus. «Ça, ce sont les graines que nous avons enlevées en triant 50 kilos de soja. Même cette quantité infime aurait pu avoir une influence sur le goût final du produit», indique-t-elle.
Le tri représente une étape très importante à ses yeux: «Il permet d’entrer en communication avec la matière par le toucher. Ça peut paraître ésotérique, mais c’est propre à la philosophie asiatique.» D’ailleurs, même l’état d’esprit de la personne a une influence. «Quand on est de bonne humeur, le tofu est encore meilleur. Mes employées aussi l’ont constaté!», dit-elle avec un air malicieux.
Le trempage des fèves de soja ne se fait pas non plus au hasard. Sa durée dépend de la météo: «Par exemple, quand il pleut, le trempage est plus long.» Ce constat est le fruit d’expérimentations minutieuses. Pendant des années, alors que sa production était encore confidentielle, Mme Kim a consigné avec précision, non seulement les différentes étapes de la fabrication, mais aussi le temps et la température de la journée, afin d’en mesurer les effets sur la qualité de sa production. Perfectionniste, elle n’a cessé d’améliorer ainsi ses méthodes jusqu’à ce que le résultat soit à la hauteur de ses exigences.
Une casserole et un extracteur
Rien ne prédestinait Mme Kim à passer maître dans l’art de fabriquer du tofu. C’est plutôt une succession de rencontres qui l’ont menée jusque-là. Née à Séoul, elle y travaillait dans l’informatique. Sa première rencontre est celle de la Suisse. «On ne choisit pas le pays où l’on naît, mais on peut choisir le pays où l’on veut vivre et mourir», affirme-t-elle.
Venue s’installer en Suisse comme guide touristique, elle fait une deuxième rencontre décisive, en 2015 : son voisin Francis Jäggi, qui a commencé à cultiver du soja dans sa ferme bio de Coinsins, lui demande si elle serait d’accord d’essayer de le transformer en tofu. Se prêtant au jeu, elle commence ses expérimentations avec une simple casserole, une plaque et un extracteur de jus pour produire le lait de soja. Elle considère cette activité comme un hobby, mais ses tofus se vendent comme des petits pains.
Encouragée par ses clients, elle finit par arrêter ses autres activités en 2018 pour se consacrer entièrement au tofu. La demande ne cessant d’augmenter, elle finit par trouver un local de production et investit dans des équipements professionnels. Elle tient à rester à Coinsins car «la qualité de l’eau y est excellente». L’eau, voilà un autre ingrédient absolument essentiel, selon elle, à la confection d’un bon tofu.
Ça n’a pas de goût !
Un bon tofu? J’entends déjà les remarques narquoises: «Comment le tofu peut-il être bon puisqu’il n’a pas de goût!». Il est vrai qu’à la demande de ses clients, Mme Kim fabrique des tofus aromatisés: à la ciboulette, aux herbes, à l’ail des ours ou encore fumé. Ces versions-là sont inconnues dans son pays: «Chez nous, en Corée, il n’y a que du tofu nature. Mais il en existe une infinie variété, qui se distinguent par leur texture.» Les consistances vont du presque liquide au tofu ferme. Le choix se fait en fonction de l’emploi que l’on en fait – en soupe, en mijoté, grillé, ou même consommé seul avec quelques gouttes de sauce soja. «Pour une soupe, par exemple, on choisira un tofu moelleux, qui apportera une texture douce et harmonieuse.»
«C’est lié à notre culture culinaire, raconte encore Mme Kim. Chez nous, le repas se compose d’une multitude de petits plats.» C’est d’ailleurs le principe même du bibimbap coréen: du riz accompagné d’une multitude d’autres garnitures, viande et légumes qui varient selon la saison et les ingrédients dont on dispose. «L’ensemble doit former un équilibre, une harmonie. Le tofu fait partie de cette harmonie. C’est la raison pour laquelle le tofu voisine avec la viande dans notre cuisine. Ensemble, ils forment un équilibre entre protéine végétale et protéine animale.» Comme quoi, le tofu n’est pas forcément un truc de végétariens…
Et pour ceux qui voudraient se lancer pour la première fois, comment conseille-t-elle de le préparer? «Découpez-le en tranches d’un centimètre que vous passez dans de la maïzena ou de la farine de riz, avant de les rissoler à la poêle. Sel, poivre. C’est tout simple, mais délicieux!».
Pour cette recette, préférez un tofu artisanal qui fera vraiment la différence avec les produits de supermarché. Aujourd’hui, on en trouve de plus en plus facilement dans les épiceries locales, au marché (celui de Mme Kim est vendu tous les samedis au marché de Nyon, ainsi que dans de nombreuses épiceries du canton de Vaud) ou dans les magasins à la ferme. Ou alors pourquoi pas tenter vous-même la fabrication de tofu maison? Il existe de nombreux tutos sur internet… et entre autres celui de Mme Kim en personne!