Quand Bjorn Müller et sa sœur ont repris les rênes des quatre crêperies familiales il y a dix ans, ils se sont vite dits qu’il fallait donner à chaque établissement le même nom. «Avant, les clients parlaient de la crêperie de Globus ou de celle du bord du lac sans faire le lien entre les différents lieux, se souvient l’actuel dirigeant. On voulait harmoniser tout ça».
Le cahier des charges était simple: il fallait garder le nom de la famille Müller et y ajouter un petit quelque chose en plus. À l’époque, les jeunes patrons ont la vingtaine et des rêves de New York plein la tête. Ils pensent aux lofts et à Andy Warhol et rêvent de faire de leurs restaus des «fabriques» à crêpes. Ils optent donc pour un nom: Müller’s Factory, la «fabrique des Müller» en français.
«Pour beaucoup de gens, factory signifie surtout usine et ils pensent que nos crêpes sont industrielles ou bien qu’on est une franchise d’une marque étrangère alors que tout est fait sur place et qu’on est 100% suisses», s’amuse Björn, qui n’envisage pas de changer de nom pour autant. Si c’était à refaire, il simplifierait peut-être les choses. Il ajouterait surtout le mot crêpes, ou crêperie. «Peut-être que si on s’appelait la crêperie Müller, on serait mieux référencé sur Google», s’interroge Björn.
Le nom, vecteur de marque
À en croire Sacha Abergel, le fondateur du cabinet de conseil en restauration Foodies consulting, c’est une bonne idée. «O Tacos, Sushi Shop… Avoir la référence au produit dans son intitulé, c’est un plus, surtout si on veut se développer en franchise», souligne celui qui estime que le nom est «le premier vecteur de l’ADN du restaurant».
Chez Natürlich, le bistrot genevois fondé et rapidement quitté par le Zurichois Pierre Jancou, le nom s’est imposé… naturellement. «Ça évoque les origines alémaniques du chef, explique Jonas, chef de cuisine depuis un an. Opter pour du suisse allemand en s’installant à Genève, c’était une forme de clin d'œil culturel au Röstigraben. Ce mot évoque aussi notre manière de travailler et notre offre culinaire faite de produits simples et de vins nature.» L’autre force du nom Natürlich tient dans sa simplicité. Un seul mot, c’est assez facile à retenir. À condition de bien le prononcer. «Quand les gens appellent, on sait très vite d’où ils viennent», plaisante Jonas. Que vous soyez team hochdeutsch ou team suisse alémanique, gaffe à ne pas oublier le tréma sur le u si vous leur écrivez.
Natürlich coche aussi toutes les cases actuelles. «La tendance à Paris et qui est reprise ailleurs, c’est d’opter pour un seul mot avec deux syllabes comme Vantre ou Fripon», observe Sacha Abergel. Liste à laquelle on peut ajouter Braise ou Ardent.
Hippie mystique: ça marche
Les patrons de Sadara, la buvette du bois de la Bâtie, ont fait court sans chercher à suivre la moindre mode. «Mon associé Quentin avait cette sonorité en tête, explique Virginie Morillo, la cofondatrice. On a trouvé que ça correspondait parfaitement à l’endroit qui est pensé comme une oasis qui réunit les gens de tous horizons qui fréquentent ce parc. Et puis il y a quelque chose de féminin et de solaire, comme une déesse mythologique fictive.»
Le côté un peu hippie / mystique du patronyme colle effectivement bien à cet endroit éphémère et saisonnier, qui propose une carte resserrée composée d’ingrédients locaux. «En ce moment à Genève il y a pas mal de trucs qui s’ouvrent et qui ont des noms un peu parisiens avec le ou la, nous on voulait faire différent, plus percutant et je pense qu’on a été bien identifiés grâce à ça», explique Virginie. La jeune femme a été sollicitée pour installer une buvette dans le cadre du festival du cinéma Giff prévu du 4 au 13 novembre. Pour cette occasion, elle se rebaptise en «Cantine Sadara».
Eviter le «lol-coiffeur»
Si nos trois restaurateurs genevois ont trouvé leur patronyme seuls, d’autres font appel au savoir-faire de consultants comme Sacha Abergel. Quand il accompagne des chefs qui veulent ouvrir un restau, le consultant leur propose plusieurs séances de travail pour faire venir l’inspiration. «L’éclair de génie est assez rare, confie Sacha Abergel. Il faut prendre le temps de réfléchir à son story-telling, à l'histoire qu’on veut raconter et penser à créer un récit cohérent.» La cohérence, par exemple, c’est de ne pas promettre ce qu’on n’est pas. En gros, si vous avez envie de proposer une ambiance chic et feutrée où les convives se régalent en chuchotant, ne vous baptisez pas «Caramba!».
Et en cas de reprise d’une institution au nom un peu vintage, voire rustique comme «Le Relais de la gare», faut-il tout changer? Sacha Abergel ne le conseille pas systématiquement. Si vous reprenez la même cuisine, ça n’est pas nécessaire, détaille-t-il. En revanche, si vous repositionnez complètement le concept et que vous faites quelque chose de nouveau, il est nécessaire de trouver un nouveau patronyme».
Surtout, un bon nom doit être court, efficace et simple à retenir. «Si c’est trop long, trop compliqué ou avec un mauvais jeu de mots, ça sera raté», prévient-il. Un point qu'ignorent visiblement les coiffeurs. «Attention ça ne veut pas dire que les clients ne viendront pas mais ça ne vous aidera pas à les attirer», poursuit Sacha Abergel, qui, prudent, refuse de citer des exemples de catastrophes industrielles.
On lui demande quand même, par curiosité, ce qu'il pense de «La bouche des goûts», un nom retenu pour des tables à Caen, au Québec, ainsi qu'à Charleroi: «non seulement ça ne raconte rien, ça n'annonce rien de l'identité, mais de plus ça fait référence à quelque de vraiment pas ragoûtant», juge l'expert quasi incrédule qu'un tel nom existe.