Une liste d’attente sans fin. Des menus dont les prix, accord mets vins compris, dépassent allègrement les 500 francs par convive. Une cuisine nordique d’un nouveau genre qui fait de son chef René Redzepi le chef chouchou des médias et des amateurs de grandes tables…
On pensait le restaurant noma, ses trois étoiles et ses cinq titres de Meilleur restaurant du monde selon le classement World’s 50 Best, indéboulonnable dans le paysage gastronomique mondial. Et voilà que le 9 janvier dernier, c’est par un message sur son profil Instagram que l’établissement copenhaguois annonçait sa fermeture prochaine à son million de followers: «Pour continuer à être noma, nous devons changer. L’hiver 2024 sera la dernière saison du noma tel que nous le connaissons. Nous commençons un nouveau chapitre; noma 3.0. En 2025, notre restaurant se transforme en un laboratoire géant, une cuisine d’essai pionnière dédiée au travail d’innovation alimentaire et au développement de nouvelles saveurs, qui partagera plus largement que jamais le fruit de nos efforts.» Une news surprise qui se répand comme une traînée de sucre glace dans le milieu de la gastronomie et dans la presse mondiale.
Pour justifier cette décision après presque vingt ans de succès – le restaurant a ouvert en 2004 – René Redzepi, 45 ans, qui a fait ses armes dans des maisons aussi diverses que El Bulli en Espagne ou le Jardin des Sens des frères Pourcel à Montpellier, multiplie les déclarations fracassantes.
Au «New York Times», il confie débrancher la prise «parce que ce modèle de très haute gastronomie n’est pas soutenable, ni financièrement ni émotionnellement, ni en tant qu’employeur ni en tant qu’être humain, il ne marche tout simplement pas.»
Réputation remise en question
Pour se justifier, le chef, qui avoue avoir dû suivre une thérapie pour l’aider à encaisser la pression de ces dernières années passées au firmament de la gastronomie, avance des arguments souvent entendus: devoir rester au top tout en conservant sa créativité et répondre aux attentes énormes du public, offrir un management qui soit à la fois efficace et bienveillant, supporter le stress sans en faire porter le poids à ses équipes et rester toujours intransigeant pour concevoir au quotidien des plats qui demandent parfois plusieurs jours de préparation. Enfin, imaginer des plats dans une optique de durabilité et d’éthique avec des ingrédients locaux pour des menus majoritairement servis à des clients fortunés aux bilans carbone déplorables.
En coulisse, d’autres raisons mettent le noma sur la sellette. En juin dernier, un article du «Financial Times» mettait le feu aux poudres en donnant la parole à des petites mains passées par le grand restaurant: brimades verbales, violences physiques, heures de travail non réglementaires et stagiaires longue durée non rémunérés… des accusations confirmées par le chef lui-même qui ont passablement entaché la réputation cool du restaurant.
Beaucoup se demandent désormais quelles seront les conséquences de cette fermeture. En Suisse, où l’annonce a également fait grand bruit, certains chefs se disent surpris, quand d’autres sentaient les problèmes arriver. Alors, est-ce la fin des restaurants gastronomiques tels qu’on les connaît aujourd’hui? Voici les réactions de cinq de nos meilleurs chefs.
Stéphane Décotterd, chef de la Maison Décotterd à Glion sur Montreux (VD, 1 étoile)
«La gastronomie est certainement le secteur de la restauration où les marges sont les plus faibles. Les besoins en collaborateurs, vaisselles, mobilier, communications sont de plus en plus importants. On note d’ailleurs un changement de modèle économique, il y a de moins en moins de chefs qui exploitent seuls leur restaurant gastronomique. Beaucoup ouvrent des bistrots ou des brasseries, certains ajoutent une offre hôtelière, d’autres se lancent dans le catering. Et désormais beaucoup de grandes tables se situent dans des hôtels de luxe. Ces derniers proposent de multiples prestations qui permettent d’absorber les coûts d’exploitation du restaurant gastronomique. Pour ce qui nous concerne, à côté de notre restaurant gastronomique, nous avons ouvert un bistrot et un lounge bar. De plus, à l’image des restaurants situés dans des hôtels de luxe, le nôtre est situé au sein de l’Institut de management hôtelier de Glion.»
«Et puis, nous devons aussi composer avec une évolution de la société. Le changement de mentalité n’est pas uniquement dans notre personnel. Nous évoluons dans un monde très axé sur le loisir et le temps libre. Ça concerne nos collaborateurs, mais aussi la clientèle pour qui les attentes ont changé. Nous devons proposer une expérience globale où le cadre, l’accueil et la prise en charge des clients sont primordiaux. Nous devons modifier notre façon de penser afin que les jeunes qui se lancent dans ce métier puissent s’y projeter. Il faut adapter les horaires, les fermetures, mais tout ça a un coût et il faut aussi qu’on l’explique à la clientèle et qu’elle accepte de payer pour ça. Aujourd’hui, les difficultés de recrutement sont réelles malgré les adaptations d’horaires, de vacances et de congés. Ce sont surtout les métiers du service qui sont touchés. Nous aurions besoin de les valoriser davantage. En Suisse nos brigades de salle existent grâce à nos collaborateurs étrangers, nous avons très peu de jeunes qui se lancent dans ces métiers. Pourtant ce sont des métiers magnifiques, il ne s’agit pas de porter des assiettes! Il faut de bonnes connaissances générales pour échanger avec une grande diversité de personnes, être plurilingue, savoir vendre, être un bon orateur, convaincre, séduire…»
Philippe Chevrier, chef de cuisine du Domaine de Châteauvieux à Satigny (GE, 2 étoiles)
[Sur la fin des restaurants gastronomiques tels qu’on les connaît]: «Je pense que c’est totalement faux! C’est comme si vous disiez que les concerts de musique classique, c’est terminé parce qu’il faut des dizaines de musiciens pour constituer un orchestre. La faute, pour moi, elle est déjà dans ses classements qui portent aux nues des établissements. Le meilleur restaurant du monde, ça n’existe pas! C’est comme si vous élisiez le meilleur peintre du monde. Tout est une question de goût et d’interprétation. On ne peut pas avoir un classement qui dit qu’on est le meilleur. Le jour où vous êtes le meilleur, c’est ça qui vous dessert. Les gens viennent avec une attente démesurée.
Pour ma part, cela fait 37 ans que je suis à Châteauvieux, et je pense qu’on n’a jamais eu autant de clients fidèles. La différence c’est qu’on n’est pas le genre de restaurants où on vient juste vivre une expérience. Nous, ici, on vient manger des produits. Aujourd’hui, on nous dit qu’il ne faudrait travailler qu’avec des produits de proximité. Mais où est la possibilité de créer si on a aucune mer, presque aucun fruit en hiver, quand on a plein de choses qui manquent au registre d’un cuisinier? C’est comme si vous disiez à un peintre qu’il doit faire un beau tableau avec seulement quatre couleurs. Nous, on doit pouvoir accéder aussi bien à des poulardes de Bresse qu’à un magnifique cardon argenté genevois. Moi je suis pour le produit de proximité bien sûr! Mais on ne doit pas rester sur ce produit-là uniquement. Ce classement sur les 50 meilleurs restaurants du monde est complètement aléatoire. Nous, on fait une cuisine de produits. On mange du homard breton, on n’essaie pas de vous faire trois fois de la carotte ou de la betterave rouge dans le même menu. C’est ce qui fait qu’on a une clientèle régulière faite de vrais connaisseurs.
Moi je n’ai personne derrière moi pour le gastro, je suis tout seul. Mais c’est sûr que j’ai plusieurs restaurants [il est propriétaire de six restaurants dans la région genevoise]. Je ne suis pas le seul sur la planète à avoir un restaurant gastronomique et à arriver à le faire tourner. C’est plus difficile, certes. Mais on ne doit pas cracher dans la soupe dans laquelle on a mangé pendant des années. Il y a une reconnaissance de la qualité. C’est complètement aberrant de dire que c’est la fin des gastros. Ce sont les derniers refuges d’une grande cuisine. Je parle des gastros qui font de la vraie cuisine, une cuisine de produits. Pas ceux qui nous vendent des expériences. L’expérience ce n’est pas ça qui fait revenir le client!
Du côté du personnel, recruter c’est vrai que c’est un peu difficile mais depuis la fin de l’an dernier, ça s’inverse. Quand vous avez un métier en main, surtout des métiers comme les nôtres qui sont des métiers manuels, quelles sont les possibilités qui s’offrent à vous? C’est un métier de rêve qu’on fait. Un métier extraordinaire dans lequel les cinq sens sont toujours en alerte. Ce sera toujours un métier qu’on a envie de faire. Et puis les méthodes de management ont extrêmement évolué mais ce n’est pas que dans les cuisines. Le métier, c’est un équilibre. Dans la cuisine, on ne compte pas son temps parce que ça fait rêver et que c’est de la passion.»
Franck Giovannini, chef de cuisine et directeur de l’Hôtel de Ville de Crissier (VD, 3 étoiles)
«Le noma est un restaurant qui bouge pas mal. Ils avaient déjà délocalisé ou s’étaient réorientés pendant le Covid. Ils font beaucoup de choses comme ça. Donc ça n’est pas vraiment étonnant.
Moi je ne suis pas convaincu que ce soit la fin des restaurants gastronomiques. Il faut qu’il y ait une diversité, que ça reste attractif pour le client. Si on fait tous la même chose, ça n’est pas bien. Il faut des gastros, des pizzerias, des bistrots… Alors c’est sûr qu’une affaire doit être rentable bien sûr, c’est important. Mais je pense vraiment que c’est encore possible. Nous, par exemple, on marche très bien, on est très contents.
Après, au niveau du personnel, il y a encore des gens qui veulent travailler, il y a des passionnés. La nécessité de l’amélioration des conditions de travail, elle est générale, elle ne concerne pas seulement la cuisine et elle est là depuis plusieurs années, même si le Covid a accentué les choses. À Crissier, cela fait des années qu’on améliore les choses pour nos collaborateurs en augmentant les jours de congé, en observant des périodes de fermeture, en améliorant les horaires. Je n’ai pas de problème pour recruter, il y a encore des CV qui arrivent des gens qui veulent travailler. Moi j’ai des équipes qui sont stables parce qu’il faut savoir aussi garder ses collaborateurs.
On n’est plus vraiment dans les conditions de travail d’il y a 30 ans en arrière. Se faire engueuler toute la journée, j’ai connu ça bien sûr durant mon parcours. Moi je fais l’inverse. Je déteste crier et je pense que je suis proche de mes collaborateurs. Pour moi, leur bien-être est primordial. Et c’est bien aussi pour le patron! Si le personnel est bien, le client le ressent.
Pour ce qui est du côté éthique de la cuisine, nous, on a une clientèle locale, 80% de ma clientèle habite en Suisse. Bien sûr on a quelques personnes qui viennent de loin mais souvent ils combinent un voyage d’affaires ou des vacances. Privilégier les produits locaux, c’est quelque chose qu’on fait depuis longtemps mais sans en faire une règle absolue.»
Maxime Pot, chef de cuisine de la Table du Palafitte à Neuchâtel (NE)
«Aujourd’hui c’est vrai que c’est plus compliqué, il faut se diversifier, se remettre dans l’air du temps. La gastronomie nécessite beaucoup de personnel. Et puis avant, quand on était une grande maison, on avait tout le monde à nos pieds. Aujourd’hui c’est un peu plus délicat. Même des grosses structures, des multi-étoilés, passent des annonces pour recruter.
La gastronomie étoilée, c’est beaucoup de pression. Le Covid a fait prendre conscience à beaucoup de personnes qu’on pouvait vivre autrement, avoir du temps pour soi, plus réfléchir à son avenir. J’ai travaillé dans ce milieu-là, selon ces règles. Mais pour moi ce n’est pas le modèle que je recherche, même si c’est ce qui a fait le cuisinier que je suis maintenant.
Il y a eu une grosse évolution dans la façon de se comporter. Même moi par rapport à quand j’ai commencé et maintenant, je ne suis plus la même personne. Certes il y a la maturité. Il y a la place de chef aussi. Le management d’il y a dix ans en arrière ce n’est plus possible. On est plus près des collaborateurs, on se soucie de leur bien-être, on les fait participer. On veut les garder. Depuis avant le Covid, moi j’ai toujours la même équipe. Ça se travaille, il faut tisser du lien.
Le chef du noma parle aussi du fait d’avoir des produits au plus près des producteurs. Aujourd’hui, je pense que ce qui fonctionne, c’est d’avoir une belle table, avec des produits du terroir. Mais faire du 100% local c’est très dur. On peut tourner en rond si on a un pays avec très peu de ressources. On va retrouver les mêmes produits de base, le même poisson, la même viande, toute l’année. La durabilité, c’est important et on le fait tous. Mais retrouver deux fois de la truite, ou deux fois de l’agneau quand on vient plusieurs fois dans un gastro, est-ce que c’est ce que le client recherche? Je n’ai pas la réponse mais je regarde aussi beaucoup ce qui se fait autour de moi.
En tout cas, la décision de René Redzepi fait réfléchir, moi qui suis assez actif sur les réseaux, je constate que cela interpelle dans le métier. Il a jeté un pavé dans la mare.»
Fabien Pairon, chef de l’Auberge communale du Mont-Sur-Lausanne (VD), Meilleur ouvrier de France 2011
«C’est évident que la gastronomie, c’est beaucoup de pression. Chez nous, c’est très clair: on a soufflé notre première bougie la semaine dernière, et effectivement, quand on s’est installés avec mon épouse, la première chose qu’on s’est dite c’est qu’en aucun cas on ne voulait aller chercher une étoile au guide Michelin. Quand le Michelin nous a contactés parce qu’on a reçu un bib gourmand [qui souligne des restaurants pour leur cuisine généreuse et leur excellent rapport qualité-prix], on était surpris de l’avoir si vite mais on était ravis car c’était la cible: une cuisine soignée à prix modéré.
Nous, on a une auberge communale et, par exemple, j’hésite cette année à proposer de la truffe parce que ce n’est pas notre modèle économique. Je pense que nous en proposerons, mais en option. On a voulu notre auberge accessible, populaire. À l’aube de mes 50 ans, il était hors de question que je mette une pression avec une étoile au guide Michelin. Et aussi parce que quand on s’installe à 50 ans, on pense à une éventuelle revente. Et c’est bien plus facile de revendre un établissement qui a un bib gourmand que de céder un restaurant qui a une étoile au guide Michelin. Ce n’est pas parce qu’il y a un meilleur ouvrier de France en cuisine qu’il faut s’attendre systématiquement à une haute gastronomie, ce n’est pas le créneau qu’on a choisi.
Le management doit aussi beaucoup évoluer. Personnellement, lors de ma formation, j’ai travaillé avec des chefs très pédagogues et d’autres un peu moins. Il y a des chefs aigris, des chefs sous pression qui, par manque de confiance, sont souvent des gens exécrables, voire dangereux. Tous ne sont pas comme ça, loin de là. J’ai toujours été très proche de l’humain, de mes collaborateurs, je suis plutôt perçu comme quelqu’un de psychologue et pédagogue. L’idée c’est que tout le monde soit content de venir travailler. À partir de cette année, on va fermer le samedi midi, parce que c’est le service le plus calme de la semaine, que ça permet de se poser avant celui du soir et puis aussi de ne pas arriver crevés pour ses jours de repos le dimanche et le lundi.
Le Covid a fait prendre conscience aux gens qu’ils pouvaient avoir d’autres priorités. Cela étant, on a des exigences de qualité, on ne travaille que les poissons suisses, on change la carte toutes les cinq à six semaines. On prend en partie nos fruits chez Fernand Henny, nos légumes chez Amaudruz qui sont à 500 mètres de chez nous. Quand je commande un légume le mardi, il va être cueilli dans la journée et va être travaillé le lendemain. La qualité nutritionnelle est aussi importante que la qualité organoleptique. Cependant pour moi la proximité et le terroir ne sont pas toujours synonymes de qualité. Alors je ne m’interdis pas de m’éloigner un peu, voire d’importer de chez nos voisins. On a des engagements qui figurent sur notre site et on s’y tient. Aujourd’hui, on se doit d’être cohérents dans notre discours.»