Nora Bouazzouni, autrice de «Steaksisme»
«La pub assimile le chocolat à la masturbation féminine»

La journaliste française Nora Bouazzouni aime la bouffe et déteste les machos. Dans son dernier bouquin, «Steaksisme», elle réfléchit à notre alimentation sous le biais du genre. Elle donnera dimanche une conférence à Lausanne. Interview.
Publié: 30.03.2023 à 19:07 heures
Pour Nora Bouazzouni, manger du chocolat est décrit dans les pubs comme une sorte de péché au féminin.
Photo: shutterstock
Jennifer Segui

La viande pour les mecs bien virils, le chocolat vu comme une culpabilisante masturbation féminine? Nora Bouazzouni, autrice de «Faiminisme, quand le sexisme passe à table» et «Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard», parus aux éditions Nourriturfu, donnera une conférence sur le thème «Nos assiettes ont elles un genre?» le dimanche 2 avril de 14h à 15h dans la Aula du Palais de Rumine à Lausanne dans le cadre du festival Histoire et Cité. Elle a répondu aux questions de Blick.

Nora Bouazzouni, vous êtes l’autrice de deux livres sur l’alimentation vue sous le biais du genre. Mais à la base, vous êtes plutôt une féministe qui aime la bonne bouffe ou une gourmande engagée?
Je suis tout cela à la fois. De manière générale, on a une pénurie de livres qui parlent de la nourriture d'un point de vue du genre. Ce qui est drôle, c’est que lorsque j’ai écrit le premier livre, on m’a demandé si c’était un livre de recettes, ce qu’on n'aurait, je pense, jamais demandé à un homme. Je suis une militante féministe et je n'ai pas honte de le dire. Et contrairement à ce qu'on voudrait faire croire, c'est pas parce qu'on est militante féministe qu'on perd toute objectivité. Mes livres sont là pour rendre ces sujets accessibles à tout le monde, car je ne suis pas sociologue, mais journaliste. J'adore parler de manger, j’adore me renseigner sur la bouffe, j'adore faire à manger et l'objet alimentaire me passionne. Et pas seulement évidemment d'un point de vue hédoniste, mais aussi d’un point de vue politique.

Alors, mange-t-on vraiment différemment si l’on est une femme ou un homme?
Il faut rappeler que le genre, c'est une construction sociale. Donc tout ce qu'on fait ou vit au quotidien n'est pas neutre. Dans ce contexte, la viande est, je pense, l’aliment le plus chargé symboliquement. Et notamment à cause de la force, associée au masculin depuis toujours. Après, tout ça est renforcé par le marketing, par les représentations culturelles, la télé, les films, les livres, la musique, sans oublier l'aspect financier.

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«La consommation de viande est totalement associée au symbole viriliste»
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Mais ce qui est certain, c’est qu’il y a la viande d'un côté pour les hommes et il y a, de l’autre, la norme de la minceur chez les femmes, qui sont bien plus exposées à des diktats violents. Alors oui, on adapte ses pratiques alimentaires à ce que la société attend de nous en tant qu’homme ou en tant que femme.

Dans votre livre, vous reprenez un extrait d’un sketch de Florence Foresti qui dit «Les garçons ça mange toujours la même chose: de la viande et des patates.» Rassurez-nous, ça n’est pas aussi caricatural que ça en a l’air?
Pour écrire ce dernier bouquin, je me suis posé une question simple: est-ce que les femmes et les hommes mangent différemment? A question simple, réponse simple: oui. Je me suis d’abord basée sur des faits concrets, à savoir les chiffres officiels de l'étude Inca 3 sur les consommations en habitudes alimentaires en France. Et les données recueillies parlent d’elles-mêmes: oui, les femmes et les hommes mangent différemment. Les hommes mangent deux fois plus de viande que les femmes, boivent 3,5 fois plus d'alcool que les femmes, consomment plus de pizzas et de quiches. Les femmes, de leur côté, sont 2 fois plus souvent végétariennes que les hommes, vont consommer plus de compléments alimentaires, vont manger moins de viande rouge et plus de viande blanche, consommer plus de compote par exemple. Et c'est le cas dans tous les pays du monde.

Mais c'est un comportement inné ou acquis?
Le consensus scientifique est d’accord pour dire que le goût n'est pas inné et que c’est aussi une construction sociale. On sait bien que les nourrissons et les humains ont tendance à davantage aimer le sucré et à éviter l’amer. On a plein d'hypothèses là-dessus sur le fait que cela découlerait d’une protection innée contre les empoisonnements. Mais en tout cas, bien évidemment, les hommes ne naissent pas avec une passion pour le steak tartare et les femmes un goût immodéré pour le smoothie concombre framboise. Tout cela découle d’une construction sociale et d’un lien entre viande et virilité.

L'été dernier, une polémique a fait le buzz en France après que la députée écologiste Sandrine Rousseau a brocardé le barbecue comme symbole de virilité. En est-on vraiment encore là, un vrai homme aujourd’hui c'est encore un homme qui bouffe de la viande grillée sur le feu?
On doit bien constater que oui. La consommation de viande est totalement associée au symbole viriliste, à tout ce rite initiatique séculaire autour du barbecue et même à l'exclusion des hommes qui seraient végétariens. Oui, la viande est encore en symbole de virilité. La preuve, après la sortie de Sandrine Rousseau, il y a eu une enquête qui a été faite par l’IFOP qui avait posé des questions sur la place des femmes dans la société à des hommes qui mangeaient peu, moyennement ou beaucoup de viande. Et bien les résultats parlent d'eux-mêmes: il y a vraiment chez les hommes qui mangent beaucoup de viande des idées qui sont plus réactionnaires, antiféministes, misogynes. Sur le spectre politique, ces hommes se placent davantage vers la droite et l'extrême droite.

Les viandards sont donc de gros machos de droite?
Tout cela est encore associé à une vision archaïque de la masculinité, à une vision sexiste du rôle des femmes dans la société. Les réactions à la phrase de Sandrine Rousseau ne m'a pas du tout étonnée, parce que depuis 2017 que je parle du genre et de la bouffe, moi-même je suis la cible de harcèlement en ligne, de harcèlement misogyne en ligne, de harcèlement raciste de la part d'hommes à 99,9%. Mais c’est dingue qu’il y ait encore des gens pour nier le lien entre virilisme et viande, alors que même les philosophes grecs et les médecins comme Hippocrate en ont parlé.

Le barbecue, c’est un vrai symbole de ce rapport masculin à la bidoche, non?
C’est très parlant en effet. Généralement, ce sont les femmes qui font la cuisine au quotidien quand les hommes, eux, vont faire une cuisine d'exception comme le barbecue. Les cuisines d'exception, quand on reçoit des gens par exemple, sont plus valorisées et valorisantes. Le barbecue est un acte de cuisson qui sort de l’ordinaire par sa méthode qui est le feu. Il y a ce mythe de la préhistoire avec des hommes qui chasseraient des mammouths tous les jours et les feraient cuire eux-mêmes sur le feu. Ce qui est intéressant aussi, c'est qu'on imagine que les hommes non seulement étaient les seuls à chasser de grosses pièces de viande et qu'en plus, c'est eux qui les faisaient cuire. Je trouve ça drôle de penser sans sourciller qu’à l’époque, les hommes cuisinaient aussi… Le barbecue reste un bastion masculin, une espèce de communion fantasmée d'un âge d'or de la virilité qui mêle la viande et le feu. Où les hommes étaient de vrais hommes. Autour du grill, les hommes se rassemblent, échangent leurs techniques. Le fait que le barbecue se fasse à l’extérieur, dans une espace qui n’est pas l’espace domestique auquel la femme est assignée en général, n’est pas anodin.

Vous parlez même de la viande comme d’un enjeu de pouvoir?
Oui parce qu’elle est associée à la force, au masculin hégémonique et donc à la domination du féminin qui est traditionnellement associé lui à douceur et à la soumission. L’écrivaine américaine féministe Carole J. Adams évoque même, dans l’un de ses livres, de la propagande de l’empire britannique qui, pour justifier la colonisation de l’Asie, évoquait le régime alimentaire des Britanniques, les «bouffeurs de steak» contre les asiatiques «bouffeurs de riz». Les forts, contre les faibles.

Dans votre livre, vous parlez d’un autre aliment très cher à notre cœur de Suisses, surtout en cette période de Pâques, c’est le chocolat. Qu’a-t-il de particulier?
Il est paradoxal parce que c'est un élément hyper calorique, très gras et sucré, donc qui devrait être «interdit» dans un régime féminin qui valorise la minceur. Mais c’est aussi un aliment plaisir. D’où le paradoxe, dont le marketing s’est très bien saisi, avec des slogans comme «succomber au plaisir» ou «succomber à la tentation». C'est à la fois un rappel à l'ordre aux femmes en disant «c'est un péché ce que vous allez faire, vous devriez vous sentir mal» mais «faut bien vous faire plaisir, donc achetez du chocolat». Donc il y a un processus de diabolisation et de dédiabolisation du chocolat, le tout enrobé d’un langage visuel de la sexualité. Dans les pubs, ce sont des femmes qui mangent du chocolat toutes seules. C'est un plaisir coupable et solitaire qui s’assimile à de la masturbation. La consommation de chocolat est décrite comme une sorte de péché au féminin, ce qui est encore une fois un truc assez culpabilisant.

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