Peu importent leurs noms. Sur les réseaux sociaux, de nouvelles gourmandises hybrides, à mi-chemin entre la boulangerie et la pâtisserie font régulièrement le buzz. Carrées, rondes, natures ou fourrées, il faut dire que ces créations diaboliques ont de quoi nous rendre dingues. Et ce même derrière nos écrans, lorsqu’elles se pavanent sous toutes leurs coutures, toutes dorées, parfaitement feuilletées, garnies ou nappées, visiblement honteusement moelleuses et croquantes à la fois. Vous salivez à la lecture de ce premier paragraphe? C'est normal.
Pourtant, du Cronut de 2013 au New York Roll version 2022 d’Instagram en passant par les brioches feuilletées de nos meilleures adresses locales, ces viennoiseries d’un nouveau genre déclinent toutes le même appareil, créé il y a plus d’un siècle par un Autrichien sous le nom de kipferl et amélioré ensuite par les pâtissiers français: le croissant. Soit une pâte feuilletée bien beurrée et enrichie de levure pour la rendre plus aérée et un brin plus sophistiquée.
De la Californie à l’Australie en passant par New York, Londres et Paris, les pâtissiers qui détournent désormais ce grand classique de la viennoiserie sont toujours plus nombreux. Et ce phénomène croissant a même récemment inspiré un article au «New York Times» au sujet des innombrables, et toujours aussi sexies, nuances de pâtes feuilletées levées.
Baguette feuilletée de Amadou Ly au Chelsea Market de New York, Suprêmes de Scott Cioe dans le quartier de Noholita, Cube de croissant au Deli Robuchon de Londres, croissants quasi enrubannées de feuilleté du Français Cédric Grolet à Paris, New York rolls made in Genève ou croustioches de Christophe Renou à Carouge, toutes ces déclinaisons qui fleurent bon le french spirit saupoudré d’un soupçon de modernité provoquent à peu près le même effet: une incontrôlable hypersalivation et une augmentation conséquente du rythme cardiaque.
Cette révolution croissantière, qui détourne la gourmandise de sa forme originelle de demie-lune et de sa fonction d’amie du petit-déjeuner, c’est à un Français expatrié aux Etats-Unis qu’on la doit. Lorsque Dominique Ansel, pâtissier picard installé à Soho au cœur de New York décide, il y a tout juste dix ans, de fusionner le bon vieux croissant de sa patrie natale avec son lointain cousin ricain le donut, cela donne le cronut, une pâte feuilletée bien beurrée, travaillée en anneau, frite dans une huile neutre, saupoudrée de sucre et garnie de crème et d’un chichiteux glaçage coloré.
Dès sa sortie, la création cartonne et rend accro ceux que leur taux de cholestérol indiffère. Dès trois heures du matin, d’interminables files d’attente se forment devant la Dominique Ansel Bakery pour avoir la chance d’en obtenir un (max deux par personne), dès la sortie de l’atelier. Et sur les réseaux sociaux, le cronut devient la première pâtisserie virale.
Imaginée pour la clientèle du pays de l’oncle Sam et élaborée pour ceux que la subtilité et la délicatesse laissent de marbre, pour ceux qui n’ont, en quelque sorte, vraiment pas de pitié pour les croissants, la création du pâtissier français n’a, dans la vraie vie, jamais vraiment franchi les frontières du pays. Joseph Cunningham, boulanger new yorkais installé à Pully, confirme qu’en Suisse, la recette n’a pas suscité l’enthousiasme. A la tête de son restaurant-boulangerie l’East Side, l’Américain résume ainsi son expérience:«Le cronut, soit on l’adore, soit on déteste, c’est assez clivant. Lorsque j’ai essayé, il y a quelques années, de le proposer ici, cela n’a jamais vraiment marché. C’est un peu trop gras pour le goût des Suisses qui sont quand même assez conservateurs en ce qui concerne les viennoiseries du petit-déjeuner.»
Une impression confirmée par Titouan Claudet, chef pâtissier de l’hôtel Woodward à Genève, qui décline à l’envie les créations autour de la pâte à croissant in real life pour ses hôtes, et sur les écrans des abonnés à son compte Instagram: «Il est vrai que nos clients locaux peuvent être assez conservateurs. Mais lorsque l’on propose des choses nouvelles mais bien faites, cela plait. Notre panière de viennoiseries exclusives du petit-déjeuner, souvent inédites, a toujours beaucoup de succès. Mais on peut reconnaître à Dominique Ansel le fait d’avoir lancé quelque chose de nouveau, d’avoir su s’exporter et faire connaître son produit à travers le monde entier.»
A la tête de la pâtisserie de ce discret palace genevois, le jeune chef, passée par les cuisines de Georges Blanc et d’Anne-Sophie Pic, avoue s’être formé aux viennoiseries, d’ordinaire l’apanage des boulangers, en autodidacte: «J’ai toujours été fasciné par cette succession de pâte et de beurre, et, pendant des années, je me suis entrainé pour trouver la meilleure recette, la meilleure façon de faire, j’ai fait de nombreux essais. Je suis depuis le début étonné de voir la diversité des formes, des couleurs que l’on peut donner à cette pâte à croissant. Très vite, je me suis rendu compte que le résultat pouvait être très joli et donner envie. J’ai voulu appliquer ça à l’hôtel, car ça s’y prête. Nous n’avons que vingt-six suites, ce qui permet de travailler sur des volumes raisonnables et de créer des choses que l’on ne voit pas ailleurs.»
Carrées, rondes, fourrées, brillantes, striées… Les viennoiseries graphiques du très talentueux pâtissier à lunettes séduisent autant les adeptes de son petit déjeuner cinq étoiles, d’ailleurs ouvert aux clients extérieurs, que les abonnés de son compte Instagram sur lequel il les met largement en vedette. Quant au goût, Titouan Claudet a ses préférences, qu’il applique à ses créations: «Lorsque je mange une viennoiserie, je n’aime pas m’en mettre partout, que tout parte en miettes. Pour moi, mes viennoiseries doivent avoir un bon goût beurré, elles doivent être à la fois croustillantes, fondantes, moelleuses, légères avec une mie bien alvéolée, bien aérée et pas trop tassée.»
Pour leur réalisation, et s’il emploie quelques moules comme des cercles à pâtisseries pour les versions rondes, le chef privilégie les cuissons simples sur «une plaque et un papier sulfu», plus faciles à utiliser partout. A Pully, Joseph Cunningham, lui, teste de nouveaux moules perforés qui laissent s’échapper la vapeur pour plus de croustillant. Pour son étal de boulangerie, ses brunchs ou sa partie resto, il décline ses pâtes à croissant en version sucrée ou salée, comme par exemple, en ce moment, une version gruyère et romarin de sa brioche feuilletée. L’Américain est aussi un fan du kouign amman, ce gâteau breton dont le feuilleté ultra beurré est entrecoupé de sucre caramélisé.
Chez Bread Store, où le boulanger meilleur ouvrier de France Thomas Marie exerce ses talents, la pâte feuilletée se déguste aussi en brioche feuilletée garnie de branches de chocolat noisettes maison et en «cruffin», hybride de croissant et muffin fourré d’une crème fruitée maison qui varie en fonction des saisons. Et à Genève, les New York rolls créés par David Bourdenet dans sa pâtisserie du quartier des Bergues nous ramènent en enfance avec leurs saveurs de fraise Haribo, de caramel ou de vanille. Des créations qui nous mettent toutes et sans exception, l’eau à la bouche.