Quand elle était enfant, Sarah jouait souvent à la serveuse. La petite fille, qui s’amusait à apporter des assiettes à des clients imaginaires, rêvait d’exercer ce métier pour de vrai. «Personne dans mon entourage ne travaillait dans le secteur, mais ce boulot avait quelque chose d’un peu mythique, raconte la jeune femme. Serveuse, c’est un peu comme maîtresse d’école, ça fait fantasmer pas mal d’enfants».
Des années plus tard, cette profession idéalisée est devenue son quotidien. Après une scolarité en école hôtelière interrompue et une première expérience dans un bistrot du sud de la France, elle déchante rapidement. «Il me manquait quelque chose, poursuit-elle. Ça ne me correspondait pas de juste servir les assiettes, j’avais besoin de quelque chose en plus, d’une transmission supplémentaire».
La jeune femme de 31 ans décide alors de bifurquer vers le vin et se forme via une mention complémentaire en sommellerie. Pendant dix ans, elle est cheffe sommelière dans des palaces. Une expérience prestigieuse qui la rend heureuse et dont elle se dit fière, mais que la crise sanitaire a fait voler en éclats. «Je fais clairement partie des statistiques covid, plaisante-t-elle. L’arrêt brutal de l’activité m’a permis d’ouvrir les yeux sur ce qui ne me convenait plus dans mon quotidien».
Premier motif de mécontentement: la charge de travail. La jeune femme trime près de 80 heures par semaine. Un rythme intense qui l’épuise. «Être debout en permanence, travailler en horaires morcelés, très tard le soir et recommencer sans cesse, car les pauses et les vacances sont rares, c’est très fatigant. Mon corps a souffert. Je n’arrêtais pas de perdre du poids», confie Sarah pour qui ce métier est devenu «maltraitant» par manque de «soupapes». Aujourd’hui gérante d’un bar à vins, elle apprécie sa nouvelle liberté professionnelle.
Un «métier de jeune»
Mehmet, 24 ans, a lui aussi constaté les effets de ce métier sur son corps pourtant jeune. Jambes, genoux, il se souvient de douleurs intenses et d’une fatigue quasi constante.
Arrivé dans la restauration par hasard car il cherchait un job étudiant, il est rapidement devenu serveur à temps plein dans un petit restaurant genevois. «Au départ, se souvient-il, j’ai beaucoup aimé l’ambiance conviviale et le contact avec les clients». Les journées commencent vers 10 heures le matin et se terminent à minuit, parfois plus tard, mais Mehmet enchaîne les semaines sans broncher. «J’aimais le rush du service, l’urgence, ajoute-t-il. Je ne voyais pas le temps passer et je me sentais utile».
Nommé responsable de salle, il cumule les fonctions administratives en plus du service. Planning, surveillance de l’hygiène, le jeune homme ne sait plus où donner de la tête. «J’avais juste une pause entre 18 heures et 19 heures, mais sinon j’enchaînais. Et comme je bossais les week-ends, je ne voyais plus mes amis.» A l’image de Sarah, c’est l’arrêt provoqué par la crise sanitaire qui lui a fait réaliser qu’il n’en pouvait plus. «J’ai réalisé que je ne me projetais absolument pas dans ce métier, confesse celui qui a entamé un apprentissage dans le secteur commercial. Que je ne voulais pas faire ça toute ma vie. D’ailleurs, quand je vois des serveurs un peu âgés, ça me fait de la peine, car je les sens usés. Pour moi, c’est un métier de jeune».
Salaires trop bas
Alors que le métier de chef n'a jamais autant séduit, popularisé par des films, séries et émissions culinaires, celui de serveur n'intéresse plus. Aujourd’hui sortis du milieu de la restauration, Sarah et Mehmet gardent cependant un attachement à ce métier qui les a fait vivre pendant de nombreuses années. Alors que faudrait-il pour rendre ce métier à nouveau désirable? D’abord plus d’argent. «Le niveau d’exigence demandé dans le luxe est trop élevé pour la paie», estime Sarah, qui n’a pas indiqué son salaire. Pour Mehmet, les rémunérations sont «insuffisantes» mais le sujet reste «tabou» dans de nombreux restaurants.
Face à l’urgence de la situation et au manque de personnel qualifié, les syndicats réclament des efforts. « Nous demandons de longue date que le salaire minimum dans la branche soit d’au moins 4000 francs sur 13 mois, détaille Mauro Moretto, responsable hôtellerie-restauration au sein du syndicat Unia. En ce moment, compte tenu de l’inflation, il faut même viser 4500 francs au-delà de cinq ans d’expérience». Mais l’inflation frappe aussi les restaurateurs qui peinent à absorber la hausse des prix des matières premières et de l’énergie. Tous ne sont sans doute pas en capacité de s’aligner. Consciente que toutes les structures n’ont pas les moyens d’augmenter tout le monde, Sarah suggère d’opter pour un système de commissions en ajoutant au salaire de base un partage des bénéfices via des primes.
Autre urgence, revoir les emplois du temps. «La période de pénurie de main d'œuvre que nous connaissons oblige les établissements à réfléchir à leur organisation et à se montrer inventifs», estime Mauro Moretto dont le syndicat réclame des «améliorations dans les conditions de travail» notamment pour garantir un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. «Je sais très bien qu’il est impossible de bosser dans la restauration ou l’hôtellerie et de vouloir faire 39 heures, être chez soi tous les soirs et ne pas subir des horaires morcelés, avance Sarah. Mais il est temps d’imaginer d’autres organisations comme des semaines de quatre jours ou moins de coupures.»
La jeune femme appelle aussi de ses vœux un changement des mentalités. Elle estime qu’il faut davantage valoriser le rôle du personnel de salle comme des maillons essentiels de l’équipe. «Il faut les soutenir davantage face à certains comportements de la clientèle, défend-elle. Dans les palaces notamment, le client est roi et on accepte tout, y compris certaines attitudes déplacées. Et ça, ce n’est plus possible. » Que demandent les serveurs pour l’avenir ? Etre mieux traités, mieux payés et moins crevés. La commande est simple.