J'ai testé pour vous
Tout plaquer pour devenir juge de barbecue

Devenir juge en compétition de barbecue c'est du sérieux. J'ai suivi la formation, et mes collègues m'appellent désormais Monsieur le juge.
Publié: 16.04.2022 à 13:39 heures
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Dernière mise à jour: 17.04.2022 à 15:16 heures
Ne faites pas ça chez vous.
Photo: Fabien Goubet

Il paraît que le job parfait n’existe pas. Laissez-moi vous dire que c’est n’importe quoi. Je suis actuellement en train de rédiger ma lettre de démission de Blick pour embrasser une carrière de goûteur professionnel de barbecue et fréquenter de nouveaux collègues appétissants que sont les spare ribs, les chicken wings et autres briskets.

Cette épiphanie professionnelle a eu lieu le 9 avril à Oberkulm, bourgade champêtre située non loin de Zofingue (AG). Ce jour, la Swiss Barbecue Association (SBA) organisait une journée de formation pour les amateurs désireux de faire partie d’un jury de goûteurs dans les concours de barbecue qui se déroulent dans toute la Suisse. Une activité gourmande, par ailleurs défrayée 250 francs la journée lors de certaines compétitions telles que les Bell Single Masters.

Des apprentis, mais pas d’apprenties

Rendez-vous était donné à huit heures du matin dans un quartier résidentiel où chaque maison possédait un voire plusieurs grils dans son vaste jardin. «Pas étonnant, l’Argovie doit être le canton qui possède le plus de barbecues par jardin» a raillé Antonio, notre collègue zurichois de la NZZ, lorsque je lui ai fait part de cette observation à mon retour.

Mais revenons à Oberkulm. Je rejoins rapidement une petite maison aux murs de briques. Dans sa cour trônent une dizaine de fumoirs rutilants de marque Weber, Broil King ou encore Traeger, et desquels s’échappent des odeurs de bidoche et d’épices fort engageantes malgré l’heure matinale.

Une équipe de pros s'entraînait sur divers grils et fumoirs
Photo: Fabien Goubet

A l’intérieur, deux grandes tables attendent la quinzaine d’impétrants que nous étions (sans grande surprise, aucune impétrante ne s’est manifestée). Les profils sont variés. Je fais la connaissance de Tilo, ingénieur en climatisation, fan de barbecue venu de Zurich «par curiosité». Première surprise de la journée: personne ne boit de bière, compagnon pourtant indispensable de tout bon barbecue. J’ai rapidement compris pourquoi: devenir juge de barbecue, c’est du sérieux. On ne badine pas avec la braise.

Comme dans Top Chef

Qui dit juge dit concours. Comme dans Top Chef, les amateurs de barbecue aiment se mesurer les uns aux autres lors de compétitions qui sacrent le roi ou la reine des baby back ribs ou encore le meilleur pulled pork. La tendance vient des Etats-Unis, évidemment, où des écumeurs de concours, souvent des professionnels capables de transformer des camions en barbecue géant, empochent des sommes aussi rondelettes que leur silhouette, jusqu’à des centaines de milliers de dollars par an.

Les concours suisses ont beau être de moindre envergure (on y gagne un voyage et un peu de cash, au maximum), ils restent des événements strictement codifiés. Sécurité, hygiène, comportement et bien sûr les plats qui sortent du gril sont scrutés de près par les organisateurs et les juges, qui sont tous formés par la SBA, seule association du genre dans le pays.

L’hôte de la journée se prénomme Tom Kemper. Sous ses airs de James Hetfield, cet ancien ingénieur du son ayant vécu en Californie nous explique les rudiments des compétitions, avant de passer à l’épineuse question du sens du goût.

Tom Kemper
Photo: Fabien Goubet

Afin de nous en démontrer la complexité, il nous fait servir des cubes de viande grillée. Je reconnais aisément le bœuf et l’agneau. Les trois autres morceaux de porc me donnent du fil à retordre: leurs saveurs sont très proches, alors qu’ils sont cuits à des températures et avec des assaisonnements complètement différents.

Le but de l’exercice n’est de toute façon pas de savoir reconnaître des goûts les yeux bandés, mais de nous faire prendre conscience de la complexité de la perception gustative, me glisse Tom: «Les juges doivent donner leur avis en toute transparence et en toute honnêteté. A la fin, c’est le meilleur qui doit gagner, et pour cela il faut faire confiance à ses cinq sens.» On nous conseille ainsi de rester concentrés, de sentir les odeurs et d’examiner les denrées sous toutes les coutures, tels des jurys de Top Chef en herbe. Fin de la session matinale. Toujours aucune bière à l’horizon. Par contre, on a droit à un petit schnaps.

Vannes végans

Les plats des concours suisses sont notés selon quatre critères: la présentation, la consistance, la saveur et enfin une dernière note est attribuée aux accompagnements. Les règles diffèrent de celles des Etats-Unis, où l’on sert les pièces sans accompagnements – une feuille de salade est cependant tolérée Outre-Atlantique, pour ceux qui veulent faire les intéressants.

«Là-bas, si vous ajoutez une tranche de citron, les juges mettent zéro», prévient Tom. Les plats suisses sont davantage apprêtés, avec une certaine créativité permise dans les accompagnements et le dressage. Oui enfin, il y a des limites tout de même, rappelle notre prof du jour: «Ça doit rester fidèle à l’esprit barbecue: on ne cherche pas non plus à produire de la cuisine étoilée, inutile de couper les radis à la mandoline.» Soit.

Pour nous entraîner, et entre deux vannes sur les végans, nous dégustons un premier plat, une côte de porc servie dans une boîte de sagex – les mêmes qu’au kebab du coin – avec des champignons farcis et un peu de purée de pommes de terre. Chaque plat commence avec une note de 6 (sur 9), ce qui signifie qu’il est juste «bon», note que je dois moduler en fonction de mes observations.

La dégustation, c'est du sérieux
Photo: Fabien Goubet

Je renifle, j’observe, je découpe, et j’attaque, après tout on n’est pas là pour faire du point de croix. Je colle un 6 à la consistance de cette côte de porc bien cuite, juteuse et ferme. Le reste me séduit moins: il y a trop d’accompagnements et pas assez de viande (moins 1, je mets 5), les champignons sont quasi crus (encore un 5) et l’assaisonnement est bien trop timide pour rendre honneur à cette pauvre côte (5): le rub peu présent n’a pas formé d’enveloppe, pas plus que la cuisson qui n’a pas laissé de belle croûte en surface.

Tom m’en dit plus sur la culture du barbecue helvétique: «Les Suisses sont plus mesurés sur les saveurs. C’est très différent des USA. Les Américains aiment la viande très cuite, très forte. Et puis ils n’ont pas les mêmes pièces de viande, elles sont coupées différemment et sont généralement plus grasses, plus persillées. Mais on sent que les choses évoluent en Suisse et qu’on trouve plus facilement ce même type de morceaux qui sont très premium.»

20 plats dans la journée

Je croyais en avoir fini, mais ce n’étaient que les hors d’oeuvre. Voilà qu’arrive le plat de résistance, une boulette de bœuf servie avec une petite tomate farcie d’une crème aux champignons. Tom m’explique que les juges débutants doivent se méfier de leur appétit et ne pas trop se ruer sur les premiers mets: «Lors d’un concours, il faut pouvoir déguster jusqu’à une vingtaine de plats de la même manière, du premier au dernier, afin d’être équitable avec les participants.» Ce qui ne l’empêche pas de terminer son plat en deux temps trois mouvements. L’expérience.

L'anonymat est garanti grâce à des codes. Les candidats ont interdiction de placer tout signe distinctif dans la boîte

N’écoutant que mon professionnalisme, j’attaque humblement cette boulette, et remplis ma deuxième fiche. C’est pas folichon: il n’y a toujours pas de belle croûte sur la viande, celle provoquée par la magnifique réaction de Maillard. L’intérieur, au sein duquel je discerne quelques oignons, est un peu dense et trop sec. Allez, va pour 5.

ça m'énerve les fleurs comestibles
Photo: Fabien Goubet

On finit par un dessert, une «variation autour de l’ananas» consistant en trois minuscules tranches d’ananas timidement grillé et accompagnées d’un sorbet du même fruit baignant dans son jus relevé par ce que je soupçonne être une goutte de rhum. Écoutez, je ne veux pas faire genre critique gastronomique, mais ça fonctionne pas mal avec les quelques miettes de pain d’épices éparpillées dans la boîte et aspergées d’un mince filet de miel. J’hésite entre 7 et 8. Il faut savoir qu’en compétition, les écarts importants de notation d’un juge à l’autre sont discutés par le «Marshal», le commissaire du concours, afin de comprendre pourquoi et éventuellement d’apporter des modifications. Oui, comme le font les inspecteurs du guide Michelin.

Nous terminons le repas sans avoir vu la couleur du houblon et je commence à me demander si être juge de barbecue, ce n’est finalement pas un peu trop sérieux pour moi. Tom m’assure comprendre cette inquiétude. «Les jours de compétition, je laisse de côté la notion de plaisir. C’est vrai que c’est très sérieux, mais nous devons l’être pour respecter les concurrents. Quand je rentre chez moi, c’est généralement avec des nouvelles idées de recettes et de techniques, et le plaisir revient immédiatement.»

A la conquête de la Suisse romande

À la fin de la journée, rendez-vous est donné aux juges néophytes les 11 et 12 juin pour garantir la tenue des finales du championnat de barbecue suisse de la SBA, organisé à Giswil, dans le canton d’Obwald. Tom espère tous nous revoir. «L’idée c’est de former un groupe de juges de niveau homogène», m’explique-t-il. Et pour mettre toutes les chances de son côté, il débouche une bouteille d’une intéressante liqueur à la pomme de chez Jack Daniel’s. Esprit BBQ garanti.

Un jour, j'aurai la même veste que Tom. Oh oui, un jour elle sera mienne.
Photo: Fabien Goubet

D’après Tom, la pratique du barbecue en Suisse a explosé depuis la pandémie, surtout de ce côté de la Sarine. Mais les backyards grillers sont moins nombreux chez les Romands, regrette-t-il. Certains concours peinent même à trouver des juges. «J’espère que nous pourrons attirer un public francophone». Comme souvent en Suisse, les choses évoluent tranquillement, un peu comme la cuisson d’une belle épaule de porc: low and slow, doucement et lentement.

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