Attar, c'est un restaurant genevois - complet chaque soir depuis son ouverture en mars - qu'on pourrait très bien imaginer dans l’une des plus grandes capitales culinaires du monde: plats signatures, références œnologiques exceptionnelles, personnel aux petits soins, le tout dans un décor qui évoque l’intérieur d’un riad marocain, avec ses murs couleur terracotta et ses touches de mobilier en velours qui plongent le visiteur dans un printemps à Marrakech.
La carte en met plein les yeux avec des plats encore assez rares en Suisse qui sont ici proposés avec un twist: un saumon charmoulé (de la sauce charmoula, célèbre marinade à base d’herbes) à la mangue sauce palak, un caviar d’aubergine fumée et ses éclats de fromage de brebis, une crème de patates douces épicée. Et une carte des vins digne d’un palace, sélectionnée avec Fabien Mene, meilleur sommelier de Suisse en 2021.
Inscrit en école hôtelière sans lui demander son avis
Le chef derrière les délices orientaux d'Attar (parfum en arabe) s'appelle Nasser Jeffane, grand gaillard au regard doux, vêtu de son inséparable tablier blanc, et qui serre la main à tous ses clients. Il m'accueille pour cette interview avec un immense sourire et partage généreusement son parcours et ses ambitions hors du commun. «Si je peux faire avec ma cuisine, ce que le chef Gastòn Acurio a fait pour la cuisine péruvienne, alors j’aurais atteint mon but ultime», avoue-t-il.
Adolescent, loin de ses parents restés à Rabat, au Maroc, Nasser Jeffane s’installe auprès de sa tante à Paris pour terminer sa scolarité. Il se rêvait en comédien de théâtre. Sa famille avait d'autres plans pour lui. Elle l’inscrit dans une école hôtelière: «On ne m'a pas demandé mon avis, il y a eu un accord entre ma tante et ma professeure au collège qui a dit que j’avais le profil pour entrer dans la restauration.»
Au début, Nasser Jeffane n’a pas envie, mais très vite, il se prend au jeu de goûter ses propres plats, et tombe dans la passion que ses professeurs lui transmettent. Le jeune apprenti démontre des qualités impressionnantes et une force de caractère qui lui permettent d’enchaîner les contrats dans les cuisines les plus exigeantes: entre autres, le Quinzième de Cyril Lignac en 2006, le Restaurant panoramique du Stade de France en 2008, le restaurant du Lutetia en 2009, puis le Mandarin Oriental de Paris dirigé par Thierry Marx en 2010, qui restera son plus proche mentor.
D’un Mandarin Oriental à l’autre
Après avoir parcouru le monde pour des promotions culinaires avec le chef Marx, dont un événement lors d'une finale du Superbowl à New York, il est soutenu par le chef français doublement étoilé pour développer son concept dans un autre Mandarin Oriental, à Genève. Le projet ne vît finalement pas le jour, mais la direction propose au jeune chef les fourneaux du Café Calla au sein du même palace. Respectant le cadre qu’on lui a fixé, il élabore pendant six ans des recettes classiques qui plaisent à la clientèle de l’hôtel: risotto, escalope de veau milanaise, filets de perche du léman, tartare de boeuf, une carte de «comfort food», mais sans risques selon ses dires. Son envie d’essayer de faire sa propre cuisine commence à pointer le bout de son nez.
Thierry Marx se souvient de sa première rencontre avec ce jeune au geste précis toujours, emprunt d’une énorme force de travail et de détermination. «Quand Jeffane a un cap, il le tient. Il était mon second, je lui donnais une ambition, et lui trouvait sa place, il savait rassembler une équipe, mettre les choses en place et garder la brigade en mouvement.» Quand on demande à Thierry Marx les compétences essentielles à un grand chef, il répond: «le savoir-faire, le savoir faire-faire (le management) et le faire-savoir (la capacité de communiquer)», selon lui, le chef Jeffane les a toutes les trois, et s’exprime aujourd’hui en ayant sa propre signature de cuisine.
Après ces années d’expérience, le chef Nasser sent alors qu’il a maintenant assez d’expérience pour proposer sa propre gastronomie. «Mon rêve, c’était de faire une cuisine qui raconte mon histoire», glisse-t-il. Sa cuisine fusionne trois éléments: ses compétences techniques, acquises avec les chefs les plus exigeants, son identité marocaine et ses nombreux voyages, lui qui dit «réserver ses places dans les restaurants avant ses billets d’avion» lorsqu'il part en vacances.
De l’Inde, en passant par la Jordanie jusqu’au Maroc, la carte de son établissement présente notamment une pastilla (un feuilleté fourré de volaille et d’amandes), monument de la cuisine de Fès, un kefta de bœuf, pas la boulette de viande façon kebab, mais une préparation à base de viande délicieusement épicée, une influence majeure de la cuisine du Levant, un daal et des naans, typiques de la cuisine indienne.
Le menu est parfumé de pas moins de 90 épices qui se trouvent au cœur de la proposition gastronomique du chef, et qui rappellent que le nom Attar n'est pas là que pour le marketing. Tous les plats, sans être piquants, sont délicatement relevés, parfumés, aromatisés. Ses recettes, Nasser Jeffane dit les développer au gramme près. Il les consigne ensuite minutieusement dans des fiches techniques qu’il rêve de rassembler dans un livre de recettes, afin que chacun puisse s’en inspirer et les réaliser à leur manière.
Vers un nouvel ordre mondial gastronomique
Parmi ses inspirations, le chef évoque aussi volontiers Vineet Bhatia, l’ancien chef du restaurant étoilé Rasoi au Mandarin Oriental de Genève, que Nasser Jeffane a cotoyé alors qu'il dirigeait le Café Calla dans ce même palace. Vineet Bhatia a lui aussi eu un parcours similaire: une enfance en Inde, puis une carrière en Europe entamée à un jeune âge qui lui a conféré des connaissances techniques grâce auxquelles il a modernisé la cuisine indienne. Au bénéfice d’une étoile à Londres, et d’une autre à Genève, il a aujourd’hui ouvert plus de dix établissements au Moyen-Orient.
Le chef Nasser et le chef Bhatia sont dans la droite lignée de Gastòn Acurio, ce chef connu pour avoir démocratisé la gastronomie péruvienne avec une cuisine conçue pour qu’elle plaise non pas seulement aux fins connaisseurs, mais aussi à ceux qui la découvrent. Gaston Acuriò a développé une franchise de restaurants avec son épouse Astrid Gusche, cheffe également, aux États-Unis et en Europe. Le Yacumanca de Genève en est sa manifestation la plus proche, mais le couple a aussi lancé une foire internationale à Lima, qui a fait de cette capitale un hub incontestable de la scène culinaire mondiale. Un exemple de chef et une réussite entrepreneuriale qui inspirent Nasser Jeffane.
Le chef Jeffane cite pour finir cette phrase de Thierry Marx: «La différence entre un chef et un grand chef, c’est que le dernier créé sa propre empreinte culinaire.» Avec d’autres confrères émergents tels que lui, Nasser Jeffane illustre une nouvelle génération de cuisiniers qui dessinent les contours d'un nouvel ordre mondial gastronomique.
Restaurant Attar
7 rue du Nant, à Genève