A l’heure de tous se retrouver autour du sapin et de mettre les petits plats dans les grands, j’ai voulu savoir. Grisée par les décos de Noël, les odeurs de marrons grillés et surtout les verres de vin chaud accumulés, j’ai tout d’un coup l’idée saugrenue de poser des questions sur les préférences des uns et des autres au moment de boucler leurs menus de réveillon. Et là, d’un coup, ça a été la douche froide. Pire… Le bac glagla à la sortie du sauna. J’ai beau savoir que toute cette fraîcheur, c’est bon pour l’immunité, j’étais sous le choc.
Mais comment? Alors que l’odeur d’une dinde bien rôtie ferait presque douter le plus extrémiste des végans, qu’un foie gras poêlé sur une tranche de pain brioché accompagnée d’un petit chutney confine au nirvana sensoriel, que ce beau pays regorge de produits du terroir plus fameux les uns que les autres, il est des personnes saines d’esprit que des bouts de viande trempés dans un bouillon rendent jouasses le soir de Noël.
Pocher du bœuf: sacrilège
Alors j’avoue que le sang français qui coule dans mes veines et mon amour pour la gastronomie et la tradition ne me rendent pas très objective sur ces questions. Mais du coup, j’ai voulu comprendre. Qui sont ces personnes, à priori libres de leurs mouvements, qui, pour les fêtes, s’infligent de la viande pochée dans du jus de champignons lyophilisés?
D’abord, il faut bien le constater, elles sont nombreuses. Selon un sondage effectué par Migros au début de ce mois de décembre en Suisse, «69% des personnes interrogées, toutes régions confondues, plébiscitent la fondue chinoise ou bourguignonne comme plat typique de Noël.» Une passion qui détrône à peine le filet en croûte (60%) et le jambon à l’os (54%) deuxième et troisième de l’autre côté de la Sarine. Les Romands estiment pour leur part à 67% que la dinde aux marrons est un plat typique de Noël, tout comme ils sont 57% à apprécier le chapon farci. Une tendance confirmée par Tristan Cerf, porte-parole du géant orange: «La fondue chinoise est vraiment le menu le plus plébiscité par les Suisses pour les fêtes, et cela ne cesse d'augmenter chaque année. Même si la viande spéciale pour ce plat se vend bien toute l’année, on remarque un boom des ventes à la fin de l’année.»
Du côté de Qoqa, le célèbre site de vente en ligne communautaire qui en connait un rayon sur la gastronomie, on a même proposé mi-décembre un kit à fondue chinoise composée de viande de bœuf marinée de l’excellente Boucherie des Landes en Valais, de diverses sauces et d’une préparation pour le bouillon en osant même la mention: «pour un délicieux repas de fête.»
De la Bourgogne à la Chine
Si la fondue chinoise, autour de laquelle rien ne fond, sauf ma foi en l’être humain, s’appelle ainsi, c’est d’abord à cause de son contenant, le caquelon, que l’on utilise souvent, si sa matière le permet, pour les deux variations fromagère et carnivore. Quant à ses origines chinoises, elles viendraient de loin. Plus précisément d’une méthode de cuisson du XVIIIe siècle dans l’Empire du Milieu où le huoguo, un «pot à feu» en grès rempli de bouillon, frémissait dans l’âtre, toujours prêt à servir. La ville de Chongquing, dans le centre du pays, revendique l’invention de la fondue du Sichuan, l’une des multiples variations du pays avec les versions pékinoise, mongole, cantonaise ou encore la fondue au chien sur laquelle on préfère franchement ne rien savoir. Point commun de tous ces mets: le bouillon épicé dans lequel trempent viande, poisson, légumes ou nouilles.
En Suisse, c’est dans les années septante que ce plat apprécié pour un compréhensible aspect facile, convivial et sain, a commencé à percer. Malgré son désastreux bilan calorique et son peu d’intérêt gustatif, la fondue bourguignonne, cette viande de bœuf trempée dans l’huile, a ses adeptes depuis les années cinquante. Et contrairement à ce que son nom laisse supposer, elle a été inventée à Lausanne (!), l'aspect bourguignon étant lié à l'origine des races bovines utilisées. A la recherche d’une version moins grasse, les judicieux trempeurs ont remplacé l’huile par le bouillon venu de Chine.
Viande fine tranchée et roulée pour cuire vite et uniformément, sauces à base de mayonnaise ou de séré et frites… La version helvétique n’a pourtant rien à voir avec l’originale made in China. Stéphane, un Genevois qui œuvre dans la finance, le sait bien, lui qui, en contact fréquent avec des clients chinois, est souvent invité à partager leur hot pot fait maison: «L’immense caquelon central rempli de bouillon, de champignons et de légumes est accompagnée de petites assiettes contenant moult sortes de petites brochettes de diverses viandes, des légumes, du poisson. Tout cela est servi avec deux sauces, une très piquante et une autre salée-sucrée qui est, je crois, à base de prunes. A la fin, on jette des nouilles dans le bouillon, ce qui constitue une sorte de soupe que l’on déguste bruyamment.»
Un consensus très suisse
Quant à savoir pourquoi ce plat exotique vient pendant les fêtes squatter des menus ailleurs réservés à des traditions gastronomiques plus inspirées par le terroir et les mets d’exception, Yvan Schneider, professeur à la Haute école pédagogique à Lausanne et auteur de «Petite histoire de l’alimentation en Suisse» (éditions LEP), émet plusieurs hypothèses: «D'abord, il y a la symbolique du caquelon, que l’on connaît aussi pour la fondue au fromage, l’idée du partage. Le geste de tremper sa fourchette dans un pot commun est empreint de «suissitude». Il y a ce consensus autour de l’idée que la Chinoise plaît à tout le monde et que si l’on propose plusieurs caquelons dont l’un avec des légumes, un autre avec du poisson, cela mettra tout le monde d’accord autour de la table. Et cela, au-delà du régime alimentaire de chacun.»
Egalement ancien président de Slow Food Vaud, Yvan Schneider évoque aussi un plat plutôt décomplexant: «Préparer une fondue chinoise ne demande aucune compétence culinaire particulière et exonère de passer des heures en cuisine, ce que beaucoup ne souhaitent pas faire. On est aujourd’hui dans une société où il y a des gens qui font la cuisine et qui aiment ça et d’autres qui veulent s’éviter cette corvée en toute circonstance. Beaucoup voient dans cette solution un bon moyen de profiter des invités sans être bloqué derrière ses fourneaux, surtout à une époque où la dimension religieuse de Noël a disparu pour simplement laisser place à un repas convivial.»
Enfin, l’omniprésence de la viande dans ce mets lui confère un certain prestige, «surtout en Suisse où elle très chère, la viande reste encore un marqueur social. Inviter de nombreux convives autour d’un plat qui la met en vedette, surtout si l’on opte pour autre chose que de la viande brésilienne lavée à la Javel, sort quand même de l'ordinaire», ajoute avec humour l’ancien membre du comité de la Semaine du Goût.
Fondue 3 étoiles
Une viande de qualité pour upgrader sa fondue chinoise et lui insuffler un petit supplément d’âme? C’est l’idée pas bête qu’a eu, entre autres, Omar Karkouri, à la tête de la Boucherie Maillefer au Mont-sur-Lausanne. Outre les variétés classiques ou plus élaborées préparées minute, Omar en pince pour «l’ongleyade», soit, un délicieux onglet de bœuf mariné, épicé et émincé prêt à être plongé dans un bouillon premium et à être dégusté tout juste accompagné d’une délicate moutarde artisanale. Goûteuse et tendre, sa version est, on l'avoue, beaucoup plus sexy.
Sa recette s’inspire de la «glareyarde», une spécialité lancée dans le quartier de Glarey à Sierre. Et ce le jour où l’Aubergiste du café-restaurant d’Anniviers eut l’idée de créer sa version locale de la Chinoise en utilisant la viande de bœuf épicée destinée à fabriquer de la viande séchée juste avant l’étape du séchage et marinée dans du vin rouge et des épices et dégustée pochée dans un bouillon.
Autre signe d’une montée en gamme de cette fondue, Migros, qui proposait ses viandes finement tranchées et roulées au rayon surgelés, permet aujourd’hui, via son site, de commander son plateau de différentes sortes coupées fraîches et de manière traditionnelle.
Une viande de qualité, des accompagnements faits maison… Pourquoi pas! D’autant plus que la recherche de l’excellence ne s’arrête jamais. La dernière création de la boucherie Maillefer, la chinoise au Wagyu, une race bovine japonaise tendre et persillée très haut de gamme, en est la preuve. Même si l’idée de pocher une viande de cette qualité peut faire tiquer les amateurs de ce mets d’exception.
Mais j'avoue que, avec sa nouvelle et très audacieuse idée, Omar m’a tuée. Même si à Noël, huîtres, volaille et marrons cuisinés maison continueront pour ma part à squatter mon souper.