Vous le savez si vous avez suivi un peu les débuts du projet: l’arrivée de Blick en Suisse romande, c’est aussi l’histoire d’une belle romance, à cheval sur la Sarine. Une merveille de compréhension mutuelle, de jonglage entre les langues et de lutte contre les clichés, entre notre rédaction de Lausanne et celle de Zurich.
Mais ça, c’était avant. Avant ce jeudi 9 février au matin. Et la page 5 de notre édition imprimée, de l’autre côté de la Sarine. Mes collègues sont malins: ils ont caché leur sulfureux article en contrebas d’un magnifique reportage sur un phénomène naturel rare dans les Grisons. Ils ont même pris le soin de traduire un article de mon collègue Amit Juillard, sur la même page, pour mieux faire passer la pilule de ce côté-ci du Röstigraben.
Quel est donc ce scandale? Jugez plutôt. «Du poulet tendre, surmonté de bananes frites et de fruits confits en conserve. Le tout relevé par une sauce au curry crémeuse et surmonté de crème chantilly: la Suisse aime son riz casimir.» À moins d’avoir vécu dans une grotte (ce qui vous aurait au moins permis de ne pas y goûter), vous l’avez forcément vu passer: la recette qui fait notre fierté nationale (sic!) a été sélectionnée parmi les pires plats culinaires du monde par un site spécialisé américain tout ce qu’il y a de plus sérieux.
Même un chef soutient le riz casimir!
C’est là tout le drame: au lieu de se rendre à l’évidence, que leur talent en ski alpin est inversement proportionnel à celui en cuisine, nos amis alémaniques ont décidé de s’enterrer dans leur narratif. À contre-courant de l’avis des 100’000 personnes ayant permis d’établir ce classement de l'horreur, ils persistent et signent: ce «plat suisse authentique» (sic) jouit d’une «grande popularité», il est juste incompris.
Vous en voulez encore? Les mérites du riz casimir sont même vantés par Fabian Gallmann, chef de l’Oberes Triemli. Aux dernières nouvelles, le tenancier de cette véritable adresse — l’une des mieux classées des sites spécialisés en ville de Zurich — n’a pas été torturé pour témoigner du grand succès du «plat» dans son restaurant. Et pourtant, il assure que le riz casimir est «très souvent servi, surtout à des clients suisses», explique le restaurateur à Blick, tout en précisant ne pas pouvoir se prononcer sur le succès auprès des étrangers.
Chers amis alémaniques, merci pour Jasmine Flury et Marco Odermatt, mais ne nous mêlez pas à ce désastre. D’abord, regardez la photo choisie pour illustrer votre triste plaidoyer. On dit qu’une image vaut mille mots: pas besoin d’aller plus loin pour constater qu’il n’y a rien qui va, dans votre «fierté nationale». Le dôme de riz était déjà démodé avant que les skieurs suisses n’endossent des combinaisons à fromage (vous voyez, on en a déjà accepté beaucoup, de vos dérapages esthétiques).
À quoi peut bien servir cette crème?
Ensuite, que dire de ce dressage infâme? Ces fruits confits directement sortis de la boîte qui feraient même pâlir les papilles d’un soldat dans une caserne alémanique après une journée d’efforts. La crème, personne ne sait ce qu’elle fait là, si ce n’est peut-être viser la création d’une nouvelle catégorie dans le Nutri-score pour alimenter la chronique de Philippe Nantermod, à défaut d’alimenter qui que ce soit correctement.
Une valeur sûre dans la médiocrité, une absence totale d’ambition qui ne répond même pas à la question du pourquoi: pourquoi infliger ça au plat tout à fait noble qu’est le curry? Après les années de pandémie qui ont mis à mal le tourisme asiatique en Suisse, publier une telle photo, c’est faire plus que jouer avec le feu. À moins qu’il ne s’agisse d’une stratégie de l’office du tourisme d’Interlaken pour désengorger un peu le bord du lac…
En parlant de curry, quiconque est déjà allé à Londres l’a constaté: il y a dans la capitale britannique davantage de restaurants indiens (3600!) qu’à Delhi et Bombay ensemble. Et ils sont 3600 à se prétendre «best curry in town», à grand renfort d’autocollants vantant des titres à peu près aussi crédibles que la crème sur le riz casimir, cette magnifique création que l’on doit au patron de Mövenpick, Ueli Prager, en 1952.
Tant d’efforts vains, alors qu’il suffirait de servir du riz casimir à «The Old Smoke» (le grand brouillard, un surnom qui pourrait tout à fait être affublé au plat) pour revendiquer sans contestation le titre de «worst curry in town».