Une odeur de vieille chaussette oubliée au fond d’un sac de sport? Beurk, on se pince évidemment toutes et tous le nez! Pourtant, quand cet effluve s’échappe d’un plateau de fromages, la plupart d’entre nous salivent à l’idée de se couper une petite tranchasse. Pourquoi les (bons) fromages sentent-ils mauvais? On a posé à question à Pascal Fuchsmann, responsable de l’équipe d’analyse des arômes chez Agroscope.
«L’odeur forte est liée à un subtil équilibre entre les composés odorants présents dans le fromage, par exemple les acides volatiles, plus précisément les acides gras à chaîne courte», résume le chimiste analytique. «Avec les composés soufrés, ce sont eux qui donnent cette odeur très caractéristique. Et plus la quantité de composés chimiques odorants est d'autant plus importante que plus le fromage est fort.» Ce mélange complexe se développe au cours du processus de maturation. Le fromage est un produit «vivant» résultant d’une fermentation, un phénomène naturel de transformation du lait par différents micro-organismes – des bactéries (amicales) et des (bonnes) moisissures, pour l’essentiel.
Il faut trois éléments pour que le fromage développe son odeur: des sucres, des graisses et des protéines. Ça tombe bien, il y a tout ça dans le lait! «Ce sont les sucres qui sont dégradés en premier par les bactéries au cours de la glycolyse; leur dégradation forme des composés à l’odeur beurrée, comme le diacétyle», précise le scientifique. Proche de l’odeur du lait, elle est typique des fromages frais.
Les odeurs les plus fortes proviennent quant à elles des protéines du fromage. Des enzymes bactériennes les découpent en plus petits composants, les acides aminés. Ces derniers nourrissent les bactéries en retour, lesquelles peuvent ainsi se multiplier davantage, accélérant encore le processus de dégradation dans un phénomène auto-entretenu. Autrement dit, plus le fromage vieillit, plus ses protéines sont dégradées, plus l’odeur devient de plus en plus forte.
Ça se (fromage) corse avec la croûte
On l’a tous remarqué, certains fromages dégagent une odeur très forte, mais ont un goût beaucoup plus doux. Les amateurs de munster ou de maroilles en savent quelque chose. «Souvent, c’est la croûte qui sent fort», confirme Pascal Fuchsmann. Et si vous avez suivi, vous devinez que c’est, là encore, lié à la présence des micro-organismes (levures, bactéries, champignons), beaucoup plus nombreux et variés à la surface du fromage qu’à l’intérieur: «C’est là qu’ont lieu les processus dits aérobies [en présence d’oxygène] développant des composés très odorants et pas toujours agréables.»
Pour éviter ceci, la croûte de certains fromages, comme le gruyère, est lavée régulièrement avec une saumure, ce qui ralentit considérablement la prolifération des micro-organismes non désirés et donc la formation des odeurs indésirables. Et si les fromages à l’odeur plus soutenue, tels que le camembert, vous rebutent, il suffit de retirer leur croûte fleurie au moment de les déguster afin d’apprécier une saveur étonnamment plus douce. «La décomposition des protéines à l’intérieur du fromage est mieux contrôlée qu’à l’extérieur, ce qui permet la formation des arômes souhaités», explique le scientifique.
Est-ce à dire que l’on peut «choisir» une odeur lorsque l’on fabrique un fromage? Mais oui! Et c’est bien là tout le talent accumulé depuis des siècles de traditions fromagères. Car à la base, le fromage n’est rien d’autre que du lait et du sel, auxquels on ajoute des cultures microbiennes rigoureusement sélectionnées afin de favoriser la formation de tel ou tel composé aromatique. Chaque souche bactérienne permet ainsi le développement d’un bouquet spécifique, donnant à chaque fromage ses caractéristiques olfactives et gustatives propres.
«Typiquement, l’odeur de l’emmental est due à la présence d’acide propionique en concentration élevée, grâce aux souches de bactéries propioniques choisies», ajoute Pascal Fuchsmann. Afin de permettre aux différents arômes de se développer comme on le souhaite, il faut également un environnement favorable, c’est-à-dire une température et une hygrométrie bien maîtrisées. «L’activité microbienne augmente avec l’humidité, ce qui explique notamment pourquoi les fromages les plus secs sont souvent aussi les moins odorants», confirme-t-il.
Pensée pour ceux qui se pincent le nez
En dépit de son odeur forte, le fromage a de nombreux adeptes. «C’est évidemment très culturel», souligne le chimiste. «Si vous avez été habitué tout petit à en manger, il y a de grandes chances que vous l’appréciez.» L’explication est sans doute à trouver dans le phénomène de backward smelling ou rétro-olfaction, expliqué notamment par le scientifique James Wong dans l’émission «Food – Delicious Science» diffusée sur la chaîne PBS.
Quand on mange un morceau de fromage, ce sont les détecteurs d’odeurs situés à l’arrière de notre nez qui le «sentent», tandis que, simultanément, notre bouche en apprécie la texture crémeuse. Le cerveau transforme ainsi une odeur a priori désagréable en une expérience plaisante, et notre mémoire olfactive associe le fromage à quelque chose d’agréable, en dépit de l’odeur forte que l’on sent en le reniflant.
Mais même dans nos contrées où le fromage est roi, certaines personnes sont écœurées par ces relents de vieille chaussette, et ne comprennent tout simplement pas comment on peut ingurgiter un truc pareil.
Là encore, c’est dans la tête que ça se passe, comme l’a montré une étude française de 2016, portant sur le phénomène du dégoût. Et avec 6% de dégoûtés, le fromage serait même l’un des aliments les plus détestés chez nos voisins! Grâce à des tests sous imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, les chercheurs ont pu suivre avec précision l’activation des réseaux de neurones cérébraux en présence de fromage. Leurs résultats montrent que le dégoût pour cet aliment serait le résultat d’un inconfort physiologique, associé à une activation modifiée du circuit de la récompense. Pas tout simple… mais ça vous donne quelques arguments pour botter dignement en touche la prochaine fois qu’on vous proposera un petit morceau de sbrinz!