En début d'année, Eric Ripert a eu droit à son bad buzz. Le chef du restaurant triplement étoilé Le Bernardin à New York publie une photo de son phô, la célèbre soupe vietnamienne. Scandale: sa réinterprétation ressemble davantage à un bol de ramen japonais qu'à un véritable phô vietnamien, d'après de nombreux internautes. Un chef occidental, français de surcroît, qui fait (mal) son beurre avec un plat issu d'une ancienne colonie française: nombre d'internautes crient à l'appropriation culturelle.
Ce cas est loin d'être isolé. Une gagnante de Top Chef USA, Stephanie Izard, a été accusée de faire du tort à la réputation de la gastronomie coréenne en modifiant une recette de bibimbap. Et cela ne concerne pas que les célébrités: en 2016, le site Bon Appetit avait mis hors ligne l'une de ses vidéos dans laquelle un chef blanc expliquait comment déguster un phô.
Un Norvégien peut-il vendre des tacos sans offenser la culture mexicaine? Un Nigérian de la fondue sans insulter la Suisse? Et que dire d'un Ostrogoth proposant des sushis? L'appropriation culturelle est une notion complexe, et encore davantage dans le domaine de la cuisine, qui par essence se nourrit d'influences externes et de millénaires d'histoire de l'humanité, avec ses oppresseurs et ses opprimés. Est-il outrageant de cuisiner des mets d'une culture étrangère, à plus forte raison lorsque celle-ci a été dominée par des envahisseurs? C'est une chose de préparer de tels plats chez soi, mais quid d'en faire le commerce? Essayons d'explorer cette problématique.
Une question de préjudice
J’ai commencé par rechercher une définition de l'appropriation culturelle. Pour Nicolas Fabien-Ouellet, expert en food studies et ancien chercheur à l’Université du Vermont aux Etats-Unis, c’est d’abord une histoire de contexte: «Quand un groupe majoritaire prend des éléments culturels d’un groupe minoritaire pour en faire un gain, et que cela porte préjudice au groupe minoritaire, alors on peut parler d’appropriation culturelle.»
Selon l'expert, copier une recette issue d’une culture étrangère à la nôtre ne lui porte pas préjudice. Au contraire, cela peut même la faire rayonner, si pour autant le plat en est clairement défini comme appartenant à cette dernière.
Il illustre son propos avec…la poutine, célèbre plat de la culture québecoise, une culture minoritaire longtemps stigmatisée au Canada. Lorsque d'influents médias dont la BBC ont présenté la poutine comme canadienne et non québécoise en 2016, le malaise fut profond dans la Belle Province, se souvient Nicolas Fabien-Ouellet: «Le préjudice, c’était d’effacer cette culture-là [québecoise], qui est minoritaire, au bénéfice d’une culture majoritaire [canadienne]. Il y a un cinéma, une culture, une gastronomie québecoises. Le Canada est un état plurinational, qui comprend les Premières Nations et le Québec notamment. Et cela nécessite que les réalisations des cultures minoritaires soient reconnues comme telles.»
Le respect de l'authenticité des recettes
D'accord, mais dans ce cas il faut se demander si le fait de s'écarter d'une recette traditionnelle - de manière volontaire ou non - porte préjudice à la culture dont elle est issue? Après tout, l'authenticité des plats d'une cuisine étrangère est fondamentale, «c’est l’un des aspects culinaires que les gens recherchent, et c’est ce qui va faire que le plat va être perçu comme meilleur», ajoute Nicolas Fabien-Ouellet. En prenant des libertés avec le phô et le bibimbap, Eric Ripert et Stephanie Izard ont pu offenser les cultures concernées, car leurs plats n'avaient probablement pas le goût authentique de l'original…voire étaient moins bons!
Mais n'est-ce pas là une réflexion typique de culture majoritaire? Pour certaines personnes issues de cultures minoritaires, la question est sensible. «En rendant inauthentique une autre culture culinaire, on échoue à la respecter, on renforce les stéréotypes et on contribue ainsi à l'oppression qu'est l'appropriation culinaire», écrit la journaliste d'origine chinoise Meridien Mach dans un média américain.
La perception de l'appropriation culinaire diffère grandement d'un pays à l'autre. D’origine vietnamienne, Le Hoa, cheffe du restaurant Nguyen à Genève, n'en fait pas tout un plat. Selon elle, «chacun est libre de faire son business comme il le veut! Je suis contente qu’on parle de la cuisine vietnamienne, et qu’elle jouit d’un intérêt du public. Mais je pense aussi qu’il faut être Vietnamien pour connaître la profondeur et la justesse des recettes. Je sais faire de la sauce bolognaise ou des pâtes carbonara, et on me dit que mes sauces sont très bonnes, mais je ne vais pas faire ça moi-même pour le public, car d’autres personnes, des Italiens, nés dans cette cuisine, sont plus forts pour ça.»
La cuisine se nourrit des cultures étrangères
La cuisine n'est pas figée, mais s'imprègne en permanence d'influences étrangères qui se manifestent particulièrement dans la cuisine dite fusion. Dans ces plats qui mélangent, revisitent et jouent avec des recettes bien connues, l'hybridation culturelle qui en résulte est plutôt positive pour la culture culinaire d’origine.
À Genève, Roseli Nunes Flores est brésilienne et la fondatrice de la Maison Açaï, une «luncheonette» des Pâquis qui propose crêpes au tapioca, sandwiches et açaï bowls (une baie très populaire au Brésil), très prisés par la communauté brésilienne locale: «Toutes les déclinaisons açaï peuvent être authentiques, mais il faut bien connaître et étudier le produit pour le travailler correctement», dit-elle.
Melrose Kitchen, un bar à superfood en plein centre de Genève, propose aussi des açaï bowls. Fondée suite à un voyage en Californie, l'enseigne de Raphy Fathi et Clément Cuq présente pourtant son açaï comme un produit brésilien, qu'ils présentent davantage comme un ingrédient hyper sain qu'un produit du terroir amazonien.
Selon Nicolas Fabien-Ouellet, «adapter un plat ne constitue pas une appropriation culturelle, qui diminuerait la pureté du plat. C’est justement intéressant, car cela contribue à la diffusion des réalisations de la culture gastronomique en question et donc à son rayonnement, et par ricochet cela bénéficie au peuple qui lui est rattaché». En d'autres termes les nombreuses hybridations que connaît l’açaï lui permettent de perdurer, et de promouvoir par là la culture gastronomique amazonienne qui lui est associée.
Restent les questions de commerce et de profit. Vanessa et Pierre, une Suissesse et un Français, ont fait du bánh mì, le fameux sandwich vietnamien, leur gagne-pain. De retour d’un voyage au Vietnam ils ont ouvert un restaurant aux Eaux-Vives, le Bánh mì. Le couple dit avoir fait du respect de la culture vietnamienne un principe fondateur, notamment en recrutant des employés vietnamiens. «Notre cheffe est de nationalité vietnamienne. Nous mettons un point d’honneur à ce qu’il y ait plusieurs goûteurs vietnamiens dans notre panel», assure Pierre.
L'impossible quête de l'authenticité culinaire
Nombre de recettes dites traditionnelles sont elles-mêmes le résultat d’influences étrangères. Roseli Nunes Flores explique ainsi que l’açaï en version sucrée tel qu'on le trouve partout est déjà une adaptation: «La baie d’açaï nature est amère, et elle se consomme ainsi dans les plats traditionnels salés des peuples d’Amazonie, avec du poisson par exemple. Puis l’açaï a été adapté en une version glacée et sucrée pour les citadins qui n’étaient pas habitués à le manger comme ça, et ensuite encore adaptée aux États-Unis et en Europe».
Le bánh mì actuel est lui aussi le résultat d'une hybridation. Né lors de l'occupation coloniale française, il est inspiré du sandwich baguette français garni de beurre, légumes, fromage, mayonnaise ou encore de pâté. Ce n'est qu'après l'occupation à partir de 1954 qu'il a commencé à embrasser davantage l'influence et les ingrédients vietnamiens. Rechercher le bánh mì originel revient en somme à revenir à un bon vieux jambon-beurre.
La question de l'authenticité fera encore longtemps débat. Et débordera peut-être sur le terrain du genre, qui a son lot d'appropriation. Dans le passé, «deux discours ont circulé en parallèle. Dans les livres, celui des hommes portant sur la grande cuisine et les techniques, et de manière orale celui des femmes, orienté sur les arts ménagers», raconte Violette Marcelin, experte en histoire du discours culinaire à l'Université Paris-Sorbonne. Un déséquilibre qui se traduit aujourd'hui par un capital qui bénéficie aux hommes, tandis que mères et grand-mères, qui les ont pourtant très souvent inspirés, n'en ont pas profité. N'est-ce pas là une forme d'appropriation?