Une brigade? Pour quoi faire?
Travailler seul en cuisine, c'est du bonheur, mais aussi du labeur

À l’opposé des brigades, certains chefs exercent en solitaire et font tourner leur restaurant sans l'aide de commis ou de seconds. Une expérience exigeante, mais formatrice. Témoignages de trois chefs qui mijotent en solo.
Publié: 25.03.2023 à 21:25 heures
Du marché à la vaisselle, certains chefs assument l'entièreté des tâches du restaurant.
Photo: Shutterstock
Tiphaine Thuillier

Quand Tianyi Li commence la préparation de ses plats du jour, le rituel est toujours le même. Seule dans la petite cuisine, elle se concentre. «Quand on ne fait pas partie d’une équipe, on doit mobiliser et rassembler une palette de compétences qui sont normalement réparties et divisées. Il faut faire le travail de tout le monde, de la planification au nettoyage et tout ça dans une gestion de son temps hyper minutieuse», raconte celle qui a longtemps travaillé dans des grosses brigades. Désormais indépendante, la cheffe de Mama Li, restaurant éphémère ouvert à Genève, se coupe du monde et de toute forme de stimulation extérieure. «J’aime bien m’immerger avec ma musique. C’est une forme de méditation que je trouve très agréable», raconte la jeune femme.

A plus de 200 kilomètres de Genève, en France, Thibaud Grand, chef du Bistrot de la Galerie, restaurant ouvert à Saint-Etienne en septembre 2021, connaît lui aussi la même solitude. Sa journée démarre à 6 heures par le choix des produits et la tournée des commerces. Puis elle se poursuit devant son plan de travail où il commence à éplucher, émincer et découper. «Tu es autant un grand chef qu’un commis ou un plongeur, détaille-t-il. Tu fais tout: disposer de la ciboulette sur une assiette dressée ou mettre les mains dans la graisse pour nettoyer les plats à la fin du service».

Pour celui qui se définit comme un «taiseux», bosser en solitaire n’a rien d’oppressant, bien au contraire. «Ce n’est pas une affaire d’ego, mais de contrôle. J’aime me fixer une direction et me dire que je mène ma barque tout seul. Je sais que j’ai 5 heures et demi pour tout préparer, tout anticiper.»

Une question de liberté

Audrey Then, à la tête de Rumah, restaurant malaisien à Lausanne, s’épanouit pleinement dans son royaume solitaire. «Je fais mes sauces et ma pâte de curry moi-même et j’ai agencé ma cuisine en fonction de mes habitudes de travail, raconte-t-elle. Tout est à portée de main et je sais exactement ce que je dois faire et dans quel ordre. Et puis quel plaisir d’aller faire le marché et de sélectionner sa marchandise.» Ouvert il y a trois ans, son restaurant «fonctionne bien» mais la situation financière ne permet pas d’embaucher de renfort. Audrey en prend son parti. «Mes plats, il n’y a que moi qui les connais et j’apprécie cette liberté totale.»

Mais cette indépendance peut aussi être une source de stress. «Il suffit d’une erreur et ça décale ta mise en place et tu es la seule à pouvoir réparer. Il faut parfois diminuer certaines préparations pour être à l’heure», souligne Tianyi Li. Un avis partagé par Thibaud Grand qui reconnaît que «la pression constante et l’obligation de devoir tout gérer» pour nourrir une quarantaine de personnes chaque jour est parfois difficile à vivre.

Reconverti dans le métier de cuisinier il y a à peine trois ans, il confesse aussi avoir parfois dû brider un peu ses envies et sa créativité culinaires au moment d’établir ses menus. «Je ne fais pas de cuisson minute, pas de friture et pas de préparation pâtissière, qui demandent trop de temps. Je prépare tout en avance et je laisse dans le bain-marie pour éviter que ça sèche. Au moment du service, je n’ai plus qu’à dresser.» Audrey Rumah aime à se dire que tout est faisable «à condition de s’organiser». Elle incite les clients à réserver, et propose des menus fixes lorsqu’elle reçoit des groupes. Une manière pour elle de mieux anticiper sa charge de travail et de prévoir la bonne quantité de provisions.

La solitude, une étape temporaire

Nos trois chefs ont tous appris à faire à manger en équipe et cumulent des expériences passées dans des brigades et voient dans cette solitude une étape temporaire et formatrice. «J’aime travailler avec d’autres gens, commente Audrey. J’ai déjà bossé dans des restaus, été prof dans une école hôtelière et j’ai l’esprit d’équipe.»

Depuis quelques mois, Thibaud travaille avec un second et partage donc ses casseroles. «On discute de la carte et je sens que ça m’a permis de faire évoluer certaines choses. Le plus grand changement, c’est au niveau des desserts. Il a un vrai savoir-faire que je n’avais pas en pâtisserie et nos tartes et nos gâteaux ont clairement franchi un palier.» Autre avantage à cuisiner en duo: Thibaud a pu lever un peu le pied. «Je crois que j’ai un bon quart de travail en moins, évalue-t-il. Ce qui est quand même énorme.»

En revanche, un point n’a pas changé: son silence pendant ses heures de boulot. «Je ne parle pas vraiment plus pendant le service, dit-il en riant. Car je suis concentré sur ce que j’ai à faire.» Mais une fois le service terminé, il a désormais quelqu'un avec qui le partager.

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