À chaque fois, c’est la même chose. Dès la porte du commerce franchie, ils en demandent une blanche et molle. De baguette de pain, bien sûr. Au grand dam des boulangers, qui assurent que ces baguettes sont beaucoup moins bonnes que celles qui sont bien cuites. Alors, a-t-on oublié ce qu'était une bonne baguette? Ce sujet est tellement majeur que même le très sérieux «Wall Street Journal» s’en est emparé dans un article repris ces temps par le site de la chaîne d’info continue BFM TV.
Si le chiffre n’est en rien scientifique, les chercheurs, pourtant friands d’études du genre «Est-ce que dormir rend beau?» ou encore «Les montagnes russes sont-elles efficaces contre l’asthme?» ne s’étaient pas encore visiblement penchés sur la question des cinquante nuances de croûtes. Pourtant, les faits sont formels: huitante pour cent des clients qui passent la porte d’une boulangerie privilégient une baguette claire et à la consistance plutôt souple à un pain bien bronzé et croustillant. Affirmation qui tend aussi à se vérifier à l’observation, toute personnelle, de la teinte des derniers exemplaires délaissés à l’heure de fermeture des débits de pain.
L'industrielle l'a très molle
La raison de cette culture du mou, est, selon l’article de BFM qui cite Damien Dedun, boulanger parisien dont la baguette a été élue meilleure de la capitale en 2022, une vilaine manie prise depuis les années 1980 avec l’avènement du pain industriel: «C'est une mode, une nouvelle habitude de consommation qu'on doit aux grandes surfaces. Quand la grande distribution a fait son apparition dans les années 1980, elle a proposé de la baguette dite blanche, très parisienne et produite en masse, et à force les gens s'y sont habitués. C'est resté.»
Un pain plus souple, plus moelleux, au goût présentant moins d’amertume, que l’on peut facilement tartiner, sans trop de mâche et qui ne part pas en miettes lorsqu’on le met au grille-pain le lendemain… voici pourquoi les consommateurs kiffent le pain pas trop cuit.
Pour Ronny André, artisan-boulanger à Mézières à quelques kilomètres de Lausanne, cette tendance est une réalité: «Même si dans ma boulangerie, on est dans l'artisanat haut de gamme pour des gourmets et qu’on cuit toujours un peu plus les produits qu’ailleurs, je dois concéder que beaucoup préfèrent le pain un peu moins cuit parce qu’il est plus tendre, plus facile à manger et que la croûte est moins épaisse. Mais il faut avouer que l’on perd beaucoup en goût, on n’a plus cette caramélisation, ses notes plus typiques et prononcées.»
La mie qui chante
Des préférences diverses, qui n'obligent pourtant pas l’artisan à faire plusieurs types de cuisson pour plaire au plus grand nombre: «Avec un four artisanal comme celui qu’on utilise, la cuisson n’est pas uniforme, elle est plus irrégulière, les pains du fond sont par exemple plus cuits que ceux de devant.»
Hérésie pour les professionnels pour lesquels une vraie baguette est une baguette bien cuite, et pour les puristes adeptes du «caressage» de croûte et d’écoute de la mie qui chante, le pain pas trop cuit est aussi loin de faire l’unanimité auprès de ceux que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître.
Interrogé par BFM, Dominique Anract, président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française, explique: «Auparavant, toutes les baguettes sortaient de la même fournée. Il y a 50 à 60 ans en France, les boulangers français faisaient exclusivement des grosses pièces qui étaient vraiment très cuites et se conservaient très bien.»
Ce dilemme on ne peut plus français, on vous l'accorde, même si le pain de qualité devient un must aussi en Suisse romande, pose plusieurs questions. D’abord celle du goût. A une mie fadasse à la saveur de farine et à la consistance molasse, la baguette bien cuite oppose un cœur léger, aéré, un goût de levain et une croûte caramélisée qui croustille et développe de nombreux arômes.
Magique baguette
Passionné de pain et auteur du blog «Painrisien», Rémi Héluin est catégorique: «Un pain pas assez cuit est un pain sans arôme, sans vie et sans intérêt. La cuisson crée une bonne partie des arômes du pain. S’il n’est pas assez cuit, il aura un goût de farine, en plus d’offrir une texture assez douteuse… A l’inverse, une croûte bien dorée offrira à la dégustation un éventail riche et varié de saveurs… Noisette souvent, mais cela peut aller bien plus loin: miel, fleurs…» écrit-il sur son site.
Côté digestion, la balance penche encore pour le pain respectueux du juste temps de cuisson, comme l’avance encore Damien Dedun: «Pendant la cuisson, l'amidon présent dans la farine est censé gonfler, éclater puis se déshydrater pour être facilement assimilé par le corps. Quand celui-ci n'est pas totalement cuit, c'est donc l'estomac qui va terminer la dégradation de l'amidon, ce qui va le faire souffrir par rapport à un pain qui va être bien cuit.» En choisissant un pain bien cuit, on éviterait ainsi les sensations de ballonnement, la cuisson favorisant la dégradation des protéines végétales comme le gluten.
Plus typé, plus goûteux, plus riche en arôme, plus croustillant et plus digeste… le pain bien cuit aurait donc toutes les vertus. Mais si on se disait que le meilleur pain est celui que l’on préfère. On va pas se laisser mener à la baguette non plus?