Aussi chère que l'or!
J’ai cueilli du safran suisse, l’épice la plus chère du monde

Entre 40 et 50 francs le gramme: le safran de qualité se monnaie à peine moins cher que l'or, d'où son surnom «d'or rouge». Mais pourquoi diable cette épice coûte-t-elle si cher?
Publié: 04.11.2023 à 12:44 heures
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Dernière mise à jour: 06.11.2023 à 16:53 heures
Le safran est récolté à partir d'une seule espèce de crocus.
Photo: Shutterstock
Tania Brasseur

Dimanche, 5h30. «Il est l'or, Monsignor». Mon réveil vient de sonner et pour m’extirper de mon lit, je convoque la voix d’Yves Montand réveillant Louis de Funès dans «La Folie des Grandeurs». Ce matin, je vais en effet récolter de l’or, mais pas celui que vous croyez: je vais cueillir du safran à la ferme.

Le safran est issu de la culture d’une fleur, plus exactement d’un crocus, qui appartient à la famille des iridacées. Mais je préfère vous prévenir tout de suite: si vous avez planté des crocus dans votre jardin, vous n’allez pas pour autant faire fortune. Le safran s’obtient à partir d’une seule et unique variété, Crocus sativa.

Le safran a conquis le monde antique

L’origine de l’épice reste assez floue. Le mot safran est issu de l’arabe zaʿfarān, qui proviendrait du persan zarparān. Sa culture serait toutefois originaire de Grèce, plus précisément de Crète, et remonterait à l’âge du bronze.

Le crocus à safran fleurit de fin septembre à fin novembre
Photo: Tania Brasseur

Une chose est sûre, le safran est présent très tôt dans de nombreuses cultures et sur de nombreux continents: en Égypte et en Perse, mais aussi en Inde et en Chine, ainsi que dans tout l’Empire romain. Comme quoi, la mondialisation ne date pas d’hier.

Le safran de Cléopâtre

Le safran a d’abord été recherché pour ses propriétés médicinales. Il était réputé soigner une infinité de maux. Il était également apprécié comme cosmétique. Les Romains fortunés prenaient des bains parfumés au safran. Cléopâtre elle-même l’employait pour ses vertus aphrodisiaques.

Au Moyen-Orient et en Asie, l’épice était également utilisée comme pigment pour les textiles. Le safran produit une couleur jaune doré très lumineuse. Il servait à teindre certains vêtements de la noblesse ou de hauts dignitaires religieux. Il constituait aussi une offrande pour les divinités. Bref, le safran a toujours été une marchandise très prisée, faisant l’objet d’un commerce lucratif.

La Suisse et la guerre du safran

La Suisse possède une longue tradition dans le commerce et la culture du safran. Dès le Moyen-Âge, Bâle devient une plaque tournante de son commerce, comme en témoigne la création d’une corporation du safran (Safran Zunft). D’autres corporations voient aussi le jour à Zurich et à Lucerne.

Publié en 1671 en Allemagne par Johann Ferdinand Hertodt, «Crocologia» est un traité de botanique dédié aux usages du safran.

C’est pendant l’épidémie de la Peste noire que la demande en safran explose en Europe. L’épice est en effet réputée combattre cette maladie. Le safran suscite alors toutes les convoitises, entraînant conflits, vols et pirateries.

C’est justement à la suite d’un épisode de piraterie, connu sous le nom de «guerre du safran», que la culture de l’épice commence à se développer en Suisse, d’abord dans la région de Bâle, l’objectif étant de ne plus dépendre des importations.

Là-haut sur la montagne

Selon l’histoire orale, le safran serait aussi cultivé depuis le XIVe siècle dans le village haut-valaisan de Mund. Si sa production a bien failli disparaître à la fin du siècle dernier, «l’or rouge» de Mund bénéficie d’une AOP depuis 2004. À l’heure actuelle, il existe par ailleurs plusieurs petites cultures réparties dans toute la Suisse.

Le safran entre également dans la fabrication de plusieurs spécialités traditionnelles helvétiques, notamment la cuchaule fribourgeoise, à la mie subtilement parfumée.

Prélever l'extrémité des pistils est un travail minutieux, car le moindre faux geste risque d’abîmer les stigmates.
Photo: Tania Brasseur

Cependant, le passé glorieux de ce crocus et ses multiples propriétés ne suffisent pas à justifier son prix actuel. L’explication vient plutôt de sa production, extrêmement coûteuse en main-d’œuvre. En effet, depuis l’origine de sa culture, les méthodes pour produire cette épice n’ont guère évolué. Le travail se fait toujours à la main. Et jusqu’à nouvel ordre, aucune machine n’a été inventée pour le remplacer.

Carnage de limaces dans la safranière

Pour notre récolte d’aujourd’hui, nous nous rendons dans le Jorat, à Vuillens (VD), où se trouve le domaine de Salagnon. Jean-Daniel Cavin s’est lancé dans la culture du safran en 2010, d’abord par passion, avant d’en faire l’une de ses activités principales.

Au départ, c’est un couple du village qui lui a offert quelques bulbes. Après quoi, il en a directement planté 3000, dont 900 ont été joyeusement dévorés par les campagnols – sans compter les dégâts provoqués ensuite par les limaces. Mais ce ne sont pas ces quelques contrariétés qui allaient décourager notre homme.

Depuis, il a perfectionné ses méthodes de culture: deux chats font la chasse aux campagnols, et des canards coureurs indiens sont chargés de s’attaquer aux limaces et de désherber la safranière. Jean-Daniel Cavin a également planté une partie des bulbes dans des parterres, séparés du sol par un très fin grillage, afin de barrer la route aux campagnols qui s’attaquent à la plante par la racine.

Un pistil sensuel

La récolte du safran s’effectue en trois étapes. D'abord, la cueillette. Le crocus à safran fleurit de fin septembre à début novembre. La fleur sort durant la nuit et il faut la récolter tôt le matin, quand elle est encore fermée, afin de ne pas altérer ses qualités. Il ne s’agit pas de l’arracher, mais de casser la tige, juste sous la fleur, avec délicatesse.

De 150 à 200 fleurs sont nécessaires pour obtenir 5 grammes de safran frais.
Photo: Tania Brasseur

Vient ensuit l’émondage. Il s’agit de prélever les stigmates à l’extrémité du pistil. Ce sont ces filaments rouges, longs d’environ 3 cm, qui constituent la précieuse épice.

Pour cette opération quasi chirurgicale, nous disposons de pincettes et de coupe-fils. C’est un travail minutieux, car le moindre faux geste risque d’abîmer les stigmates. En même temps, il y a quelque chose de troublant et d’assez sensuel dans cette expérience, surtout quand on sait que le pistil est l’organe reproducteur féminin de la fleur (même si Crocus sativa possède en l’occurrence une fleur stérile).

Les safraniers professionnels, eux, n’ont pas le temps de se laisser aller à ce genre de rêveries. Il faut en effet émonder 150 à 200 fleurs pour recueillir 5 grammes de safran frais. Et il faut 5g de safran frais pour obtenir 1g de safran sec…

Enfin, c'est le séchage. C’est en séchant que les stigmates développent tous leurs arômes. À l’époque, ils étaient mis à sécher au soleil. De nos jours, le séchage peut s’effectuer soit dans un four spécial pendant 20 minutes à 45 degrés, soit dans un déshydrateur pendant 2 à 3 heures à 35 degrés. Les stigmates perdent alors 80% de leur poids. Un séchage de qualité permet de les conserver deux ans.

C'est pas le moment d'éternuer.
Photo: Tania Brasseur

Comment utiliser le safran en cuisine?

La plupart des recettes préconisent de faire infuser les stigmates 20 minutes dans du liquide chaud (eau, bouillon, vin, lait… jamais d’huile !) afin de les réhydrater. Néanmoins, pour libérer un maximum d’arômes, Jean-Daniel Cavin recommande plutôt l’infusion à froid, en mettant l’épice à tremper la veille dans un peu de liquide. Il conseille également d’ajouter le safran au trois-quarts de la cuisson afin de ne pas le faire cuire trop longtemps.

Gare aux faux safrans!

Comme tout produit de luxe, le safran fait l’objet de contrefaçons. Pour éviter de se faire avoir, Jean-Daniel Cavin conseille de ne jamais acheter de safran en poudre. En effet, celui-ci a toutes les chances d’être mélangé à d’autres substances, comme du paprika ou du curcuma… ou même de la brique réduite en poudre. Le curcuma, qui possède aussi un effet colorant orange, est également appelé «safran des Indes», ce qui peut prêter à confusion. Si l’on a vraiment besoin de safran en poudre, mieux vaut le piler soi-même.

Mais renoncer à acheter du safran en poudre ne suffit pas à se prémunir des contrefaçons, car de faux stigmates circulent aussi sur le marché. Un exemple? Des barbes de maïs colorées en rouge. Ce n’est peut-être pas dangereux, mais, à 50 francs le gramme, c’est assez douloureux.

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