La semaine de quatre jours en fait fantasmer plus d'un. Il suffit que j'aborde le sujet avec mes collègues pour le constater (je me comprends dans le lot). Bosser plus efficacement, gagner un jour de congé et garder le même salaire: l'idée semble tout droit sortie d'un rêve. À tel point que ça peut paraître illusoire d'imaginer l'instauration d'un tel concept sur le marché du travail helvétique.
Pourtant, nombre d'entreprises et spécialistes RH y croient dur comme fer, avec à l'appui certaines études réalisées à l'étranger. Alors, est-ce vraiment envisageable à terme?
Qu'une histoire de temps
Pour Rafael Lalive, professeur d’économie à l’Université de Lausanne, la réponse est évidente, «la semaine de quatre jours finira par être instaurée dans le code des obligations, ce n'est qu'une question de temps, d'ici 30 à 50 ans. Et les premières entreprises qui sauteront le pas, selon lui, seront surtout celles qui souffrent actuellement d'une pénurie de main-d'œuvre. «Ça peut paraître contradictoire. L'entreprise manque déjà de personnel et elle offre encore des semaines de travail plus courtes, relève-t-il. Mais n'oublions pas un point crucial, elles seront plus attractives et tout autant productives.»
Ces entreprises en manque de personnel ont un potentiel de croissance considérable. «Elles ont besoin de nouvelles têtes pour réaliser ces gains économiques, elles doivent se montrer plus compétitives, argumente Rafael Lalive. Ce potentiel de croissance est tel qu'elles rentreraient tout de même dans leur frais, même en engageant du personnel supplémentaire.»
Pour les PME, l'introduction obligatoire de cette semaine de quatre jours peut s'avérer compliquée. Pourtant, certaines ont déjà sauté le pas et ne le regrettent en aucun cas. «J’ai discuté avec une librairie qui vend des BD japonaises, explique le professeur d'économie. Le patron a instauré ce concept, car il souhaite à tout prix fidéliser son personnel. Rechercher de nouveaux collaborateurs, moins qualifiés dans ce domaine très spécifique, ne serait pas rentable.»
Cette transition fera directement écho aux jeunes - à cette génération Z, qui comprend des personnes nées à la fin des années 90 jusqu'aux alentours de 2010 - bientôt actifs dans tous les secteurs, pour qui les ambitions professionnelles divergent: plus de flexibilité, une vie moins axée sur le travail et davantage sur le bien-être et des prétentions salariales moins élevées.
Rafael Lalive constate également un véritable «Röstigraben» sur le marché du travail. «En Suisse alémanique, la culture du profit est nettement plus marquée, et le secteur tertiaire — qui peut plus facilement se combiner avec la semaine de quatre jours — est davantage présent du côté romand. En résumé, si la Suisse était 100% romande, elle serait plus avancée sur cette thématique», assure-t-il.
Une révolution professionnelle, comme une autre
Si on prend un peu de recul, cette semaine de quatre jours peut être directement comparée à d'autres grandes révolutions dans le monde du travail. Il y a 100 ans, on pouvait travailler jusqu'à soixante heures par semaine. «Avec le développement économique, on devient plus riche et on augmente notre pouvoir d’achat. Au lieu de s’enrichir encore, on décide de 's’acheter' du temps et de concentrer notre travail sur une durée plus courte», relève le professeur d'économie. Entre 1950 et 2010, le temps de travail hebdomadaire en Suisse a diminué de plus de cinq heures dans tous les secteurs, hors agriculture.
Ces réductions du temps de travail ont été inscrites dans la loi au fur et à mesure. «Sur le même principe, on finira par voter sur la semaine de quatre jours et la majorité des Suisses seront favorables», souligne Rafael Lalive. Une nouvelle transition donc qui se fera en douceur. «Au commencement de la révolution industrielle, la semaine entière était consacrée au travail. Les employés avaient éventuellement congé le dimanche matin pour se rendre à l'église. Cela nous semble aberrant aujourd'hui d'imaginer notre vie sans week-end. Au même titre qu'on est passé de la semaine de six à cinq jours, on passera de la semaine de cinq à quatre jours», assure Rafael Lalive.
Cette vision très optimiste reste pour l'heure en suspens. Entre l’inflation générale et la hausse conséquente des primes maladie, le porte-monnaie de monsieur tout le monde n’est pas au beau fixe. «C’est mon pronostic, il s’étend sur plusieurs décennies, souligne Rafael Lalive. Comme toute hypothèse, elle est soumise à des incertitudes. Mais à moins d'une crise majeure, je suis convaincu qu’on instaurera la semaine de quatre jours car on va encore trouver des moyens d'augmenter notre productivité.»
Oui, mais pas pour tout le monde
Malgré tout, pour certains secteurs, cette transition s'avérera compliquée. D'après Anny Wahlen, psychologue du travail et des organisations, c'est la nature même des tâches à exécuter et plus particulièrement le degré de collaboration et d'interaction nécessaire qui sera déterminant pour savoir si cette option de quatre jours est réalisable ou non. «Selon le secteur, ça peut représenter un véritable défi de coordination», affirme-t-elle.
Dans la gestion de la performance des équipes de travail, quatre types de taches sont distingués:
- Additives. Chaque employé peut réaliser sa tâche dans son quotidien, travailler et délivrer la prestation de manière indépendante (au guichet ou un pôle de secrétariat)
- Séquentielles. La tâche va passer d’un collaborateur à un autre jusqu’à ce qu’elle soit livrée au client ou que le bien soit produit.
- Réciproques. Plusieurs personnes vont contribuer à la réalisation de la tâche à divers moments. C’est un flux déterminé pour pouvoir livrer une prestation.
- Intensives. L’exemple du bloc opératoire est parlant. Cela nécessite une collaboration simultanée entre les personnes.
Selon le type de tâches — ici les tâches intensives — la semaine de quatre jours est difficilement envisageable. Ce n’est donc pas une solution unique, applicable à toutes les équipes et tous les contextes, selon la psychologue du travail. C’est une option en termes de mode d’organisation du travail très intéressante pour certains domaines, afin d'attirer des talents et rendre attractif un fonctionnement d’équipe.
Mais cette option peut tout aussi bien s'avérer contreproductive. «Vouloir coûte que coûte aller dans ce sens mettrait certaines entreprises face à des situations quasi insolubles et pourrait dégrader la collaboration entre les employés. La société pourrait se focaliser sur le délivrable et non l’interpersonnel. Il y aurait donc moins de temps informel, d’ajustement et d’échange», souligne Anny Wahlen. Autrement dit, limiter le temps de cohésion au profit unique de la production serait illusoire.
Quoi qu'il en soit, semaine de quatre jours ou non, de nombreux secteurs vont devoir se creuser la tête pour attirer les talents de demain. Et selon Salvatore, cadre supérieur en ressources humaines qui a travaillé dans différentes organisations internationales à l'étranger, les possibilités sont vastes. «Les employeurs doivent coûte que coûte se montrer créatifs et mettre en place différentes manières de 'récompenser' leurs collaborateurs: possibilité d'acheter plus de vacances, jours de congé flexibles, prestations complémentaires offertes par la société... La liste est longue.»