Après 125 ans le long de la célèbre Bahnhofstrasse à Zurich, le magasin Jelmoli annonçait en début d’année sa fermeture définitive, affectant 850 employés. Cet exemple emblématique illustre les difficultés de tout un secteur, celui du commerce de détail en Suisse.
Au premier trimestre 2023, le cabinet de conseil Dun&Bradstreet a recensé une hausse des procédures d’insolvabilité de 36% en Suisse. Alors que les secteurs de l’hôtellerie-restauration et des services restent relativement épargnés, le commerce de détail a connu un doublement des dépôts de bilan (+107%) sur la période.
L’essor du commerce en ligne, mais aussi la hausse des coûts et le manque de main-d’œuvre mettent de plus en plus d’entreprises suisses en difficulté, confirme la récente enquête menée par la société de conseil et d’études de marché Fuhrer & Hotz. L’explosion du nombre de faillites est par ailleurs accentuée par un effet de correction lié à l’arrêt des prêts Covid et à la hausse des créations d’entreprises dans le secteur des services avant la pandémie, relève l’étude.
La tendance des achats en ligne s'est implantée
Spécialisé dans les produits diététiques, le distributeur alimentaire Reformhaus-Müller, fondé en 1927, a ainsi, fermé ses 37 filiales en janvier. «Depuis la fin de l’année 2019, notre stratégie a consisté à développer uniquement des produits exclusifs afin de nous adapter aux nouvelles habitudes des consommateurs. Ils venaient de plus en plus se faire conseiller dans nos magasins, avant de faire leurs achats en ligne», constate l’ancien directeur général Mischa Felber, quelques mois après la fermeture de l’enseigne. «La pandémie et les crises qui ont suivi ne nous ont pas laissé le temps d’opérer entièrement cette transition pour devenir rentables.»
Accélérée ces dernières années, la tendance aux achats en ligne s’est implantée durablement et atteint désormais 45% des ventes de vêtements, chaussures et accessoires, (contre seulement 13% pour les produits alimentaires), selon le Retail Outlook 2023 publié par Credit Suisse. «La prépondérance du commerce en ligne dépend des secteurs d’activité. Selon les observations actuelles, une solution omnicanale, qui consiste à développer l’aspect e-commerce tout en gardant un certain nombre de magasins physiques semble être la meilleure option pour la plupart des entreprises», explique Patrick Zurn, responsable économique au sein de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie.
Une hausse anormale pendant la pandémie
Depuis 2016, le distributeur Reformhaus-Müller a aussi dû faire face à une baisse du trafic au sein de ses filiales situées dans les gares. «L’essor du télétravail a progressivement fait chuter le nombre de pendulaires, qui représentaient la plus grande part de nos clients et donc de notre chiffre d’affaires», poursuit l’ancien directeur général. L’explosion des ventes dans les filiales locales est parvenue à combler la différence durant la pandémie de Covid-19, mais les magasins des gares n’ont ensuite jamais pu retrouver leur clientèle afin de compenser la disparition des effets spéciaux liés à la pandémie.
«D’un point de vue général, le basculement des habitudes de consommation dont ont bénéficié certains commerces alimentaires durant la pandémie –en raison de la fermeture des restaurants –a pu engendrer une hausse anormale du chiffre d’affaires qui ne reflétait pas les tendances réelles des consommateurs. Lorsque ce phénomène temporaire s’est estompé, cela a provoqué un repli des chiffres d’affaires, qui a pu se révéler fatal pour certaines entreprises», précise Patrick Zurn.
Guerre des prix
L’enquête annuelle menée par Fuhrer & Hotz révèle que près de la moitié des entreprises actives dans le commerce de détail n’a pas réussi à réaliser les objectifs qu’elles s’étaient fixées pour l’année 2022. L’impossibilité de répercuter l’augmentation des coûts sur les consommateurs a eu pour conséquence une baisse du chiffre d’affaires de 4,5% dans le secteur alimentaire, contre 1,2% dans la branche des loisirs et du non-alimentaire.
La directrice de l’association des détail Swiss Retail Federation, Jenni Dagmar, détaille: «L'intensification de la guerre des prix, parfois générée par une clientèle plus attentive aux rabais et aux prix avantageux, les coûts fixes élevés ainsi que l'augmentation des salaires et des prix de l'énergie ont rendu l'environnement du commerce de détail plus difficile en termes de marges. Grâce à des économies d’échelle, les plateformes et les grands détaillants peuvent proposer des prix avec lesquels les petits détaillants ne peuvent pas rivaliser.»
D’autres facteurs comme un contexte international tendu et des difficultés d’approvisionnement ont également pesé lourd sur les activités de nombreuses entreprises. «L’augmentation du nombre de faillites doit être analysé à la lumière du ralentissement économique actuel. Les dernières estimations de croissance du PIB vaudois indiquent par exemple un recul d’un point de pourcentage par rapport à l’année passée (1,4% contre 2,4%). En ce sens, il est encore trop tôt pour parler d’une véritable tendance haussière des insolvabilités», pondère Patrick Zurn.
Pénurie de personnel
Au troisième trimestre 2022, le Retail Outlook révélait que le nombre de chômeurs enregistrés dans la branche n’avait jamais été aussi bas depuis dix ans. Outre une relève qui se fait de plus en plus rare en raison du départ à la retraite de la génération des baby-boomers, le secteur subit aussi une mutation structurelle liée à l’essor du commerce en ligne. Cette évolution s’accompagne d’un changement des profils de postes exigeant des diplômes de degré tertiaire.
Dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, 8500 emplois sont actuellement à pourvoir, contre 2000 en 2015, et 60% des hôtels peinent à recruter du personnel qualifié, selon une enquête de Gastrosuisse. «L’étude que nous avons menée ce printemps pour tous les secteurs de l’économie confondus confirme ce constat. Cette pénurie de main-d’œuvre généralisée constitue un phénomène relativement nouveau. Il ne s’agit certes pas d’un facteur déterminant à l’origine d’une faillite, mais d’une incertitude supplémentaire non négligeable», souligne Patrick Zurn.
Les difficultés de recrutement dans le commerce de détail seraient supérieures à la moyenne. Selon les données recueillies dans l’Enquête suisse sur la population active (ESPA), le recul du nombre d’apprentis dans la branche, mais également les conditions de travail insatisfaisantes en matière de salaires, de flexibilité et d’horaires expliqueraient les défis auxquels sont confrontés actuellement de nombreux commerçants suisses.
(En collaboration avec Large Network)