En comparaison aux autres pays du monde
Pourquoi les Suisses sont-ils aussi endettés?

Souvent citée en exemple pour sa dette publique très basse, la Suisse se distingue néanmoins par un niveau d’endettement des ménages supérieur aux autres pays riches. Les hypothèques y sont pour beaucoup, mais les formes de créances moins nobles gagnent du terrain.
Publié: 16.08.2023 à 10:41 heures
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Dernière mise à jour: 16.08.2023 à 10:55 heures
Les arriérés ont progressé à un rythme assez préoccupant ces dernières décennies. En 1995, l’OFS recensait 273’892 actes de poursuite. En 2021, 26 ans plus tard, ce chiffre est passé à 656’611, soit une augmentation de 140%.
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Julien Crevoisier

À combien s’élève votre endettement par rapport à votre revenu annuel? Si vous touchez 60’000 francs par an et que vous avez emprunté 300’000 francs, notamment pour acheter un appartement, votre endettement sera de 500%. En moyenne, le taux d’endettement des ménages suisses s’élève à 227%, c’est l’un des plus élevés au monde. Parmi les membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), seuls les ménages norvégiens assument une dette encore plus lourde (247%). Celle des Américains (102%), des Japonais (122%) et des Britanniques (148%), se classent tous nettement plus bas.

Mais pas de panique, disent les spécialistes, car il s’agit là de dette privée. Les comptes publics, eux, se portent remarquablement bien. Sur le plan des dépenses collectives, la Suisse n’était endettée, en 2021, qu’à hauteur de 20,3% de son produit intérieur brut (PIB), à savoir l’ensemble des richesses produites dans le pays en un an. À titre de comparaison, les États-Unis sont à 120,4%, le Royaume-Uni à 186,5% et le Japon à 217,6%, selon la Banque mondiale.

Des comptes publics en bonne santé

La Suisse peut se féliciter de fournir des services publics de qualité tout en maintenant des comptes publics en bonne santé. «Il faut d’abord souligner ce qui est positif», confirme Solène Morvant-Roux, chercheuse en socioéconomie à l’Université de Genève et co-auteure de l’ouvrage «La dette sacralisée» qui analyse les dynamiques sous-jacentes à l’endettement des ménages en Suisse. «Le denier public est géré de façon à prioriser certains secteurs: les infrastructures routière et ferroviaire, par exemple, sont de très bonne qualité. Par ailleurs, les services publics de base ne se sont pas détériorés ces dernières décennies, à l’image de ce que l’on observe ailleurs.»

Mais il faut noter que certains services de première nécessité, comme la santé, sont pris en charge par les citoyens, alors que leurs équivalents dans de nombreux pays riches sont assumés par la collectivité.

«La première chose qui frappe quand on effectue des recherches sur la dette en Suisse, c’est le manque de données disponibles, par rapport à d’autres pays qui suivent de près le volume d’endettement des ménages hors hypothèque. On a parfois l’impression d’un certain désintérêt pour cette problématique», s’étonne Solène Morvant-Roux.

Même les hypothèques peuvent poser problème

Il est en effet souvent avancé que ces chiffres spectaculaires reflètent avant tout les prêts hypothécaires souscrits pour acquérir un bien immobilier. Ainsi, certains citoyens – le plus souvent issus des catégories à haut revenu – empruntent des centaines de milliers de francs. En outre, personne n’est vraiment tenté de rembourser intégralement son hypothèque, même s’il en a les moyens. «Sitôt qu’un propriétaire parvient à rembourser sa dette, il perd l’avantage de déduire les intérêts de ses impôts et cela augmente donc l’impôt sur la fortune. Dans la plupart des cas, d’un point de vue financier, il vaut mieux se contenter de payer les intérêts et surtout ne pas trop rembourser.»

Cependant, la situation des personnes au bénéfice d’une hypothèque pourrait, elle aussi, se dégrader. «Le relèvement des taux d’intérêt par la Banque nationale suisse a d’ores et déjà entraîné un renchérissement de la dette immobilière», rappelle Solène Morvant-Roux.

On peut donc s’attendre à ce que ce type d’endettement considéré comme «noble» puisse lui aussi poser problème à un nombre croissant de ménages. D’autant que les banques acceptent parfois de prêter des fonds à la limite de la marge de sécurité nécessaire: «Les créanciers sont tenus de vérifier que le revenu de leur débiteur peut absorber un taux d’intérêt de 5%, avant d’accorder un prêt, or on constate que ce n’est pas toujours le cas.»

En 2021, un rapport publié par l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA) et l’Université de Lucerne estimait que plus de 50% des ménages seraient amenés à dépenser plus d’un tiers de leur revenu dans leur hypothèque si les taux d’intérêt atteignaient 5%. À titre de comparaison, la part consacrée au logement dans le budget moyen des Suisses s’élevait à 14,4% en 2020, selon l’Office fédérale de la statistique (OFS).

Le salaire des pauvres rembourse les dettes des riches

Parmi ceux qui ont souscrit une dette hypothécaire, certains feront le choix de mettre leur logement en location. Bonne nouvelle pour eux: les personnes en insécurité financière honorent en priorité leur loyer, même si cela revient à laisser de côté d’autres factures perçues comme moins importantes. La plupart du temps, les arriérés de paiement ne sont pas directement issus du paiement de loyer élevé, mais peuvent en être une conséquence indirecte.

«On imagine assez bien pourquoi les locataires en difficulté priorisent le loyer sur toute autre forme de paiement dû. L’inquiétude de se retrouver sans logement prime sur celle d’être poursuivi pour une facture d’impôts, de soin ou de téléphone non réglée», poursuit Solène Morvant-Roux. Résultat: «Les locataires en insécurité financière déploient des efforts considérables pour honorer cette charge qui sert, in fine, à rentabiliser l’achat d’un bien immobilier et, par la même, amortir la dette hypothécaire de la classe privilégiée.»

Les arriérés progressent

Chez les plus défavorisés, les dettes prennent une tout autre forme. Selon l’OFS, la première cause d’endettement hors hypothèque est les arriérés de paiement, le plus souvent d’impôts (5,8% des ménages en 2021) ainsi que de primes d’assurance maladie ou frais médicaux impayés (4,8% cette même année).

Ces arriérés de paiement constituent la première cause d’endettement chez les 20% les plus défavorisés. Selon l’OFS, 6,9% de la population vit dans un ménage avec au moins une procédure de poursuite lancée dans les douze derniers mois. Le phénomène peut sembler marginal au premier abord, mais il concerne tout de même, à l’échelle nationale, environ 600’000 personnes, soit plus que l’ensemble de la population du canton de Genève.

Par ailleurs, les arriérés ont progressé à un rythme assez préoccupant ces dernières décennies. En 1995, l’OFS recensait 273’892 actes de poursuite. En 2021, 26 ans plus tard, ce chiffre est passé à 656’611, soit une augmentation de 140%.

Une double peine

Ces chiffres sont d’autant plus inquiétants quand on sait à quel point les poursuites peuvent causer du tort à la personne visée. «Les débiteurs sévèrement endettés peinent à trouver du travail, même un petit boulot qui pourrait justement servir à rembourser ces dettes. Par exemple, nous avons constaté qu’une grande chaîne de restauration rapide demandait expressément dans ses offres d’emploi un extrait du registre des poursuites vierge», explique Solène Morvant-Roux. Difficile de ne pas faire le parallèle avec le casier judiciaire et de se demander, par la même occasion: une société qui met mauvais payeurs et repris de justice sur le même plan n’en fait-elle pas un peu trop?

La chercheuse genevoise donne l’exemple de ce Valaisan qui s’est retrouvé submergé de commandements de payer après plusieurs factures de téléphonie non réglées, face auxquelles il a cherché, en vain, de faire opposition. Plutôt que de lui signifier un refus explicite, ces créanciers ne lui donnent pas de nouvelles et il se retrouve quelques mois plus tard avec une dette doublée. Il parvient finalement à un accord pour régulariser ses dettes à hauteur de 60% du montant total (qu’il ne reconnaît pas entièrement). Absent du pays pendant un mois, le malheureux rate une facture et le créancier rompt l’accord. Conséquence, il doit finalement s’acquitter de la dette entière, plus des frais de dossier et les frais de radiation de l’Office des poursuites.

Même les poursuites abusives, lancées pour des montants indus, promettent de léser la personne poursuivie d’une manière ou d’une autre. «Les frais de radiation demeurent à la charge de la personne même quand le demandeur est en faute», rappelle Solène Morvant-Roux.

En collaboration avec Large Network

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